C'était un dimanche de décembre comme un autre à New Delhi. Jyoti Singh, étudiante en médecine de 23 ans, venait d'achever son trimestre. Il ne lui restait plus qu'à terminer un stage pour obtenir son diplôme.

Un copain l'a invitée au cinéma. Il voulait voir un film d'action. Jyoti, la studieuse et l'idéaliste, celle qui rêvait d'ouvrir un hôpital pour les démunis, celle qui avait déjà empêché un policier de battre un enfant qui lui avait volé son sac, a plutôt suggéré L'histoire de Pi.

En sortant du cinéma, vers 20h, les deux ont pris un bus privé comme il en circule des milliers en Inde. Les six types qui exploitaient la coop de bus étaient à bord: des types issus des bidonvilles, sans éducation, convaincus qu'une fille qui sort le soir sans ses parents est une pute et ne mérite pas de vivre.

Après avoir assommé son copain, les types ont traîné Jyoti à l'arrière du bus, l'ont violée à répétition, lui ont arraché les entrailles et l'ont laissée pour morte sur la chaussée. C'était le 16 décembre 2012. Jyoti est morte à l'hôpital dans les bras de ses parents, 13 jours plus tard.

Entre-temps, les violeurs ont été arrêtés et des milliers d'étudiants indiens sont descendus dans la rue au nom de Jyoti pour protester contre une culture du viol trop répandue en Inde. Leur mouvement a enflammé le pays et provoqué l'adoption de nouvelles lois pour contrer la culture du viol sans pour autant l'éradiquer.

Voilà la prémisse d'India's Daughter, le fascinant documentaire de la Britannique Leslee Udwin, présenté le 8 mars sur plusieurs télés à travers le monde, sauf en Inde, où il est interdit, et qui a repassé samedi soir, à 22h, à CBC.

Offert depuis une semaine sur le site web du réseau public anglais, le documentaire n'est pas prévu à l'horaire de Radio-Canada, ce qui, à mon avis, est une aberration. Car non seulement ce film est fascinant, mais il jette un éclairage affolant sur le mépris et l'ignoble discrimination que les femmes subissent encore et toujours dans une Inde censée avoir évolué.

Le clou de ce film est le témoignage d'un des violeurs condamné à mort, qui a accepté de livrer le fond de sa pensée à la caméra. Or, le fond de sa pensée, c'est qu'une femme qui se fait violer est plus responsable du viol que celui qui l'agresse.

«Quand on la viole, elle ne devrait pas se débattre. Elle devrait se laisser faire. Comme ça, elle serait assurée d'avoir la vie sauve», dit-il de manière totalement impassible et sans le moindre remords.

Plus révoltants encore sont les propos de deux avocats liés au dossier, des hommes instruits, diplômés, et pourtant d'un sexisme archaïque à vous glacer le sang.

«Une femme ne peut pas être dans la rue comme de la nourriture, dit le premier. Une femme est une fleur et l'homme, une épine conçue pour la protéger, mais si la fleur se fane en se comportant mal, on ne peut plus la protéger.»

Et le deuxième de renchérir: «Ici, en Inde, nous avons la meilleure des cultures, et dans cette culture, il n'y a aucune place pour la femme.»

Ces propos ont le mérite d'être clairs et de cerner avec une effroyable efficacité un sexisme rétrograde étonnant pour une société qui se targue d'être à la fine pointe du progrès et de la modernisation.

D'autant plus que le documentaire a été interdit de diffusion en Inde. La raison officielle invoquée par le gouvernement vise les propos offensants de l'accusé et les méthodes soi-disant peu catholiques de la réalisatrice pour les obtenir.

Mais personne n'est dupe. On sait très bien que le film offre une image de l'Inde qui déplaît souverainement au gouvernement. D'ailleurs, un ministre en Chambre a dit du film qu'il s'agissait d'un complot international pour diffamer l'Inde.

Dans un article du site web Quartz, une journaliste critique le titre du film - India's Daughter -, qu'elle juge paternaliste. Elle va encore plus loin en écrivant avec justesse: «Jyoti n'était pas la fille de l'Inde. Elle était l'étudiante en médecine prometteuse de l'Inde. Elle était la citoyenne acharnée de New Delhi. Elle était la fille sans peur qui a résisté à ses agresseurs. Elle était celle qui osait rêver, en dépit de l'Inde, et non grâce à l'Inde. Les violeurs, en revanche, étaient, eux, les vrais fils de l'Inde.»

C'est un point de vue qui ne manque pas de pertinence, mais qui a été éclipsé par la controverse entourant l'interdit de diffusion. Il faudra y revenir.

En attendant, il y a des milliers de touristes canadiens et québécois qui, chaque année, sont attirés par les splendeurs de l'Inde. CBC a estimé que ce film qui montre un côté nettement moins glorieux valait la peine d'être présenté.

Radio-Canada, pour sa part, est encore en train de négocier avec le producteur une éventuelle adaptation en français. Dommage qu'à la direction des programmes, on n'y ait pas pensé avant.