À Tunis où elle vit, écrit ses livres et enseigne l'histoire de l'islam politique, Latifa Lakhdhar est considérée comme une musulmane sociologique. C'est-à-dire une musulmane par héritage, mais élevée par des parents ouverts qui savaient intuitivement négocier avec la modernité et n'imposaient rien à leurs enfants, même pas le respect du ramadan, jugé nuisible aux études.

Latifa Lakhdhar, une figure féministe connue, était de passage à Montréal pour une série de conférences. Je l'ai rencontrée la semaine dernière en pleine crise du niqab. Je trouvais intéressant d'entendre un son de cloche émanant d'un pays passablement plus éprouvé que le nôtre par les intégristes.

Si vous pensez que ça va mal au Québec à cause de la Charte, sachez qu'en Tunisie, depuis qu'ils sont au pouvoir, les islamistes font tout pour saboter les acquis de la modernité et pour miner l'égalité des sexes. Le voile, autrefois interdit, est revenu en force dans la fonction publique, à l'université et dans les hôpitaux. Pis encore, les islamistes ont voulu s'en prendre au Code du statut personnel (le CSP), une série de lois progressistes entrées en vigueur en 1957, visant l'égalité des hommes et des femmes, abolissant la polygamie et les mariages forcés et permettant le divorce.

«C'est la goutte qui a fait déborder le vase. Les femmes ont tellement protesté que les islamistes ont été obligés de reculer», affirme l'auteure de l'essai Les femmes au miroir de l'orthodoxie islamique, qui a longtemps été contre le port du voile, mais plus maintenant.

«J'ai été contre le voile jusqu'au jour où je me suis retrouvée sur les rangs avec des Tunisiennes voilées qui luttaient pour la démocratie et contre les intégristes, comme moi. À cause d'elles, je ne m'oppose plus au voile.»

En revanche, Latifa Lakhdhar continue de rejeter catégoriquement le niqab.

«Le niqab, dit-elle, c'est le marquage d'une identité salafiste qui n'a rien à voir avec la culture tunisienne ou québécoise, au demeurant. Je doute qu'il s'agisse d'un geste d'autonomie de la part de celles qui le portent.

«Les salafistes ciblent les gens instruits et les invitent à mettre un mur entre eux et leur société à travers ce symbole négatif à l'image d'une prison. C'est un phénomène mondial, relayé par l'internet ou un réseau comme Al Jazeera financé par les pétrodollars. Celles qui portent le niqab ne peuvent nier le contexte mondial dans lequel elles s'inscrivent.»

Latifa ne s'oppose pas au voile, mais après avoir abondamment décrypté le Coran, elle s'interroge. «Le mot «cheveux» n'est jamais, jamais mentionné dans le Coran. Il n'y a que trois versets sur le voile, où il est d'abord question d'un rideau séparant les hommes des femmes, puis des décolletés ou des échancrures que les femmes devraient cacher. La question des cheveux est une pure construction de la part de théologiens. On ne sait même pas comment les femmes s'habillaient à l'époque. Tout ce qu'on sait, c'est qu'en arabe, «sédition» et «séduction», c'est le même mot.»

Ce qui désole le plus Latifa, c'est qu'à ses yeux, l'islam fut autrefois un facteur d'intégration nationale en Tunisie. «Aujourd'hui, c'est un facteur de désintégration nationale», laisse-t-elle tomber.

Et le Québec dans tout cela? Latifa se dit trop absorbée par les problèmes de la Tunisie pour émettre une opinion éclairée. «Il n'y a pas d'exemple à tirer de notre réalité ou de la vôtre. Chacun doit trouver sa propre voie.»

Avant de retourner dans son pays meurtri, celle qui fut nommée vice-présidente du Haut Conseil pour la sauvegarde de la révolution et de la transition démocratique, et qui ne s'est pas encore remise de l'échec de cette aventure, donnera une dernière conférence vendredi, mais sur invitation seulement. La productrice de cinéma tunisienne Hejer Charf, qui l'organise, voulait éviter les assemblées trop houleuses comme celle qui a vu Amir Khadir claquer la porte de l'UdeM la fin de semaine passée.

Latifa y parlera du voile et de l'islam d'un point de vue historique. C'est ce qui manque le plus ces jours-ci dans le débat sur la Charte qui divise le Québec: le sens de l'Histoire et le détachement que cela implique.