C'était dans les premiers jours de 1977. Une grande fête avait été organisée pour célébrer les 50 ans de Paul Desmarais. Peut-être parce qu'il était un chanteur à la mode ou peut-être parce qu'il connaissait quelqu'un qui connaissait le patron de Power Corporation, peut-être par hasard ou par préméditation, mais Robert Charlebois s'est retrouvé à la fête.

L'Histoire ne dit pas qui a présenté les deux hommes l'un à l'autre, ce qu'ils ont bien pu se dire pendant la soirée, ni quels atomes crochus ont pu s'activer pour les rapprocher. L'histoire dit simplement que ce soir-là, une amitié est née. Une amitié improbable entre le frisé psychédélique fumeur de pot et le riche homme d'affaires amateur d'opéra et de musique classique.

Leur amitié aurait pu durer le temps que durent les roses ou l'espace d'un dépôt de bilan d'entreprise, mais par on ne sait trop quelle étrange alchimie, cette improbable amitié a traversé le temps, les modes, les bouleversements politiques, les turbulences économiques, les changements de régime, pour durer 36 longues années.

Hier, j'ai essayé en vain de joindre Robert Charlebois pour qu'il me parle de son vieil ami. Je voulais revenir avec lui sur cette drôle d'année qu'a été 1977 pour lui. Une année où, quelques mois après sa rencontre avec Paul Desmarais, il a lancé le disque Swing Charlebois Swing, un disque en rupture totale avec tout ce qu'il avait fait jusqu'à ce moment. Un disque presque en forme de sacrilège, puisque Charlebois y apparaissait en train de jouer au golf, en souliers blancs et pantalons pressés, sa boule de cheveux irrémédiablement domptée.

Je me souviens encore de l'émoi qu'avait provoqué sa soudaine métamorphose. Personne ne comprenait comment l'idole de la jeunesse québécoise, qui promettait de mener le Québec sur le sentier de la révolution, avait pu changer aussi radicalement de camp.

Charlebois n'a rien fait pour dissiper le malaise, ne se gênant pas pour vanter publiquement les mérites du golf ou pour évoquer son amitié avec Paul Desmarais qui, à l'entendre, n'était pas étranger à son changement de cap.

Charlebois a essuyé de vives critiques cette année-là. On lui a reproché d'être rentré dans le rang, d'avoir été récupéré par le pouvoir et le fric et surtout, surtout, on lui a reproché son amitié avec Paul Desmarais. Mais contre toute attente, ce qui aurait pu ébranler ou même fragiliser l'amitié naissante entre le chanteur populaire et l'homme d'affaires n'a fait que la renforcer.

Le sens de l'humour dont les deux hommes semblaient pourvus a sans doute été le ciment qui a soudé leur amitié, comme en témoigne ce chandail avec, au dos, l'inscription fucking frogs que Paul Desmarais a offert au chanteur de I'm a Frog au premier temps de leur amitié.

Mais au-delà des blagues et des rires, des virées sur les verts de golf ou à Broadway, on imagine que les deux voyaient dans l'autre une part enfouie d'eux-mêmes. Qui sait si l'homme d'affaires n'aurait pas aimé parfois être un artiste et si son ami chanteur ne se demandait pas certains jours s'il n'aurait pas mieux fait d'abandonner le showbiz pour se lancer en affaires.

Peut-être reconnaissaient-ils dans l'autre un soupçon de rébellion ou d'anticonformisme, ou peut-être rien de tout cela. Qui sait de quoi l'amitié entre deux hommes diamétralement différents est faite?

Hier matin, Charlebois a appris, en même temps que nous tous, la mort de Paul Desmarais. Il venait à peine d'entrer dans le studio de Paul Arcand quand la nouvelle est tombée. L'émotion lui a noué la gorge et lui a enlevé la force de faire le fanfaron comme il sait si bien le faire. Il est reparti sans dire un mot ni donner d'entrevue.

Hier, j'ai tenté en vain de joindre Robert Charlebois pour qu'il témoigne, comme tous les autres dans le journal, de son ami. Mais à force de parler au répondeur, j'ai fini par comprendre. Demain et après-demain, Charlebois aura tout le temps et le loisir de raconter ses souvenirs et de rendre hommage à Paul Desmarais. En attendant, laissons-le pleurer son ami en paix.