Vous voulez insulter quelqu'un de manière brutale et sans appel? Le couvrir de tout votre mépris et le laisser pour mort dans une flaque de condescendance toxique? Si c'est une femme, traitez-la de «matante», et si c'est un homme, de «mononcle»

Évidemment, pour cela, vous devez vivre au Québec. En France, le concept de matante-mononcle n'existe pas. Exception faite de la célèbre Tatie Danielle, modèle unique de cruauté familiale. En France, quand on veut assassiner une femme, on la traite de mémé, de ménagère, de vieille peau, et si c'est un homme, de beauf. Idem aux États-Unis, où les aunties passent mieux la rampe que les old bags et les old hags.

J'ai cherché en vain pourquoi, au Québec, la matante et son pendant masculin ont une si sale réputation, et à quoi ça correspond exactement. À un âge, à un look, à un état d'esprit? Je n'ai pas trouvé grand-chose à ce sujet, sinon cette pub pour la Golf GTI de Volkswagen et son célèbre slogan: «Tasse-toi mononcle». On ne sait pas si cette pub créée en 1995 a lancé le bal du dénigrement ou si elle n'a fait que capter un phénomène existant. Chose certaine, depuis, les matantes et les mononcles sont devenus des boucs émissaires de choix et soulèvent périodiquement des controverses.

Pas plus tard qu'au printemps dernier, par exemple, on a vu éclater la crise de la «madamisation», formule polie pour décrire la «matantisation» dont est soi-disant victime la télé québécoise. À en croire un certain journaliste, non seulement les matantes mènent le bal à la télé, mais elles l'ont complètement émasculée. Une crise semblable a éclaté cette semaine à cause de l'humoriste Guillaume Wagner qui, voulant faire fuir les matantes de ses salles, a volontairement insulté leur chouchou, la chanteuse Marie-Élaine Thibert.

Je ne reviendrai pas sur la blague grossière qui, dans son contexte et avec la mise en garde servie par l'humoriste, avait une certaine logique.

Je reviendrai toutefois sur le désir de Guillaume Wagner d'exclure les matantes de ses spectacles. De mémoire de journaliste, je n'ai jamais vu ça: un artiste qui choisit son public plutôt que le contraire. C'est de la discrimination pure et simple et, surtout, c'est contre tout principe de liberté et de démocratie. Si des matantes veulent s'aventurer à leurs risques et périls dans un spectacle de Guillaume Wagner, grand bien leur fasse! L'humoriste devrait d'ailleurs encourager les matantes à ne pas s'en priver, histoire de les déniaiser un peu. Qui sait si les matantes n'y prendraient pas leur pied.

En attendant, le point le plus important de cette histoire, c'est le cri du coeur que Wagner a lancé sur son site en écrivant que les Cyniques, RBO et les Bleu Poudre avaient été chanceux de ne pas sévir au temps de Facebook et Twitter.

Wagner n'a pas tout à fait raison, dans la mesure où Twitter et Facebook ne sont que des haut-parleurs. Ils ne sont le reflet de rien d'autre que de la société dont ils sont issus. Or, sur ce plan, pas de doute possible: le Québec des Cyniques, de Deschamps ou même de RBO n'a plus rien à voir avec le Québec d'aujourd'hui.

Le Québec où les Cyniques pouvaient s'en prendre au cardinal Léger ou à Maurice Duplessis était une province qui émergeait de la grande noirceur et qui avait soif de liberté et d'émancipation. C'était un Québec jeune, rebelle et ouvert. Idem pour le Québec où Yvon Deschamps pouvait faire des blagues sur les anglos, les juifs ou les femmes battues sans voir le bout d'une poursuite ou d'un blâme pour discrimination, sexisme ou racisme. Et que dire du Québec où RBO se moquait impunément de Mitsou, de Michèle Richard ou de Reine Malo. S'il y en a qui sont allés loin dans la caricature physique, c'est bien RBO! Encore une fois, je ne me rappelle pas d'une fois où RBO a été obligé de faire amende honorable et de demander pardon. Tout ce dont je me souviens, c'est que le groupe s'est dissous en 1995, année de la pub de Volkswagen. C'est tout dire.

Qu'on le veuille ou non, le Québec de Guillaume Wagner n'émerge pas de la grande noirceur, mais semble plutôt s'enfoncer dans la ouate du confort et de la bienveillance. Il n'a pas soif de liberté. Il a soif de rectitude politique. Peuplé de justiciers improvisés et convergents, le Québec d'aujourd'hui a la susceptibilité d'une huître. On n'a qu'à le regarder de travers pour qu'il se contracte et exige des excuses publiques. Dans de telles conditions, je comprends les humoristes de s'inquiéter pour leur liberté d'expression. Mais la meilleure façon de combattre le rétrécissement des esprits, ce n'est pas de s'en prendre au public, et encore moins aux matantes. On ne devrait d'ailleurs jamais oublier que ce sont les matantes qui font vivre les trois quarts des artistes d'ici. Sans les matantes qui remplissent les salles, achètent des CD et des livres, pas sûre qu'il y aurait une vie culturelle au Québec.

Autrement dit, un jour, Guillaume Wagner sera peut-être très reconnaissant d'avoir des matantes dans ses salles.