Heureusement que Christian Grey, le héros romantique du best-seller de l'heure, ne s'appelle pas Christian Gros. Si c'était le cas, il aurait fallu intituler Cinquante nuances de Grey, Cinquante nuances de Gros, ce qui aurait donné un titre moins joli et surtout moins vendeur. N'empêche: Fifty Shades of Grey, ce best-seller qui vient d'arriver chez nous en version française, auréolé de ventes fracassantes (32 millions seulement aux États-Unis) et porté par l'étiquette sulfureuse de littérature érotique féminine, pour ne pas dire de mommy porn, est gros.

Gros au sens de gonflé à l'hélium du marketing, gros parce que dans son genre, il dépasse la mesure ordinaire et, surtout, parce qu'il n'a aucun bon sens. Ce qui ne veut pas dire que ce premier tome de la trilogie de E.L. James, soit sans intérêt et parfaitement inutile.

De façon un peu perverse, Cinquante nuances de Grey dit beaucoup de choses sur notre époque et sur nous. D'abord, nous les femmes, puis nous les consommateurs effrénés d'une culture de pacotille, et enfin nous les Occidentaux post-modernes mêlés dans nos valeurs, nos codes et notre vie sexuelle.

J'ignore ce que les journaux intimes de Anaïs Nin, la pionnière de la littérature érotique, voulaient dire à l'époque où ils ont été publiés. Chose certaine, Anaïs doit se retourner dans sa tombe en hurlant de rire. À côté de l'érotisme trouble et torride de ses journaux, l'érotisme de Cinquante nuances de Grey a la sensualité d'une tarte aux pommes et la volupté d'une Mary Poppins.

Tous les gros mots du porno y ont été purgés pour céder la voie à un vocabulaire sexuel poli, hygiénique et un brin redondant, de sorte que les deux protagonistes, la vierge Anastasia et le richissime et sadique Christian Grey, baisent un peu toujours de la même manière, du moins, toujours avec les mêmes mots. Seuls les lieux et les gadgets changent.

Reste que ce qui fait vraiment suer avec ce Harlequin XXX, qualifié en France de «Cendrillon chez les sado-masos», ce n'est pas le récit en tant que tel.

D'entrée de jeu, on en a envie de savoir comment va évoluer ce couple aussi incompatible que l'étaient Bella et son vampire dans Twilight. L'écriture n'est pas géniale, mais le rythme est bon et les réparties parfois drôles. Bref, au départ, c'est moins calamiteux qu'on croyait et puis, lentement, on commence à se poser des questions. Pas sur Anastasia, sympathique nunuche lettrée pourvue d'un bon sens de l'humour et de la répartie.

On se pose des questions sur l'objet de son désir: Christian Grey, fantasme ambulant de la presque perfection mâle. Il est beau, il sent bon, il est riche à craquer, mais donne généreusement aux affamés du Darfour. Il roule en Audi, vole en hélico et vit dans un penthouse blanc comme une salle d'opération et grand comme un terrain de football. Maître d'un empire qui emploie 40 000 personnes, il passe néanmoins ses journées à soupirer pour Anastasia, à lui envoyer des courriels, à la suivre comme un chien de poche et à rêver du jour où il pourra la ligoter et l'attacher à son lit king size en cuir rouge Roche Bobois.

Bref, au moment même où l'on croyait s'être enfin débarrassé du prince charmant, cette invention publicitaire d'un autre siècle, voilà qu'il nous revient en Audi et en version sado-maso.

Constater qu'en 2012, après toutes ces années de remises en cause et d'émancipation, on cherche encore à nous endormir avec des lubies de prince charmant, et surtout, constater que ça marche, voilà ce qui me met en rogne. Je l'ai dit à l'émission de Paul Arcand, je le répète ici: ce type n'existe pas. Tant pis si des millions de femmes âgées de 20 à 75 ans veulent encore y croire, moi, j'ai donné.

On en parle trop

Justin Trudeau par-ci, Justin Trudeau par-là. C'est vrai qu'il fait de belles photos. Mais à quand le contenu?

On n'en parle pas assez

La revue littéraire d'essai et de création L'Inconvénient. Un secret trop bien gardé. Ce mois-ci: Les inconvénients du progrès ou 50 raisons de ne pas se réjouir trop vite. www.inconvénient.ca.