Vous êtes une professionnelle moderne et urbaine âgée de 25 à 45 ans? Vous aimez clubber en carburant aux cosmos, mojitos et autres sex on the beach? Vous craquez pour les Manolo Blahnik, mais encore davantage pour les plateformes furieusement futuristes de United Nude? Vous aimez les bijoux, le strass, le glam, le gloss personnalisé et le mascara à formule innovante extraordinaire? Vous adorez vous éclater en dansant frénétiquement au son du «boom boom» qui s'échappe des platines d'un DJ de renommée internationale?

Vous avez 150$? Si oui, j'ai trouvé l'événement pour vous: la soirée Mademoiselle, qui aura lieu demain soir au Balroom bar du boulevard Saint-Laurent. C'est le happening de l'heure, selon le communiqué, qui promet de réunir pour vous «l'élite de la métropole pour une soirée glamour mémorable!» L'élite de la métropole, rien de moins...

Pendant que 300 filles et quelque 30 gars (qui eux, auront payé 500$) s'éclateront sur la piste de danse du Balroom bar, une centaine de Québécois auront appris ce jour-là qu'ils sont atteints du cancer. Une douzaine en seront morts. C'est en tout cas ce que révèlent les statistiques fournies par la Société canadienne du cancer.

Je ne vous l'ai pas dit? La soirée Mademoiselle est une collecte de fonds pour la Société canadienne du cancer. En réalité, c'est un copier-coller de la soirée Breast Yourself de la Fondation du cancer du sein du Québec, soirée qui a existé pendant sept ans et qui s'est terminée en 2010 - le jour où son organisatrice bénévole, Marie Annick Boisvert, a décidé de passer à un autre appel, notamment comme chroniqueuse à CHOI-FM.

Sans la consulter, la Société canadienne du cancer lui a donc piqué son concept. Elle lui a aussi piqué sa couleur, en passant du jaune jonquille, couleur officielle de la Société canadienne du cancer, au rose nanane. Quant aux fonds qui seront amassés lors de la soirée Mademoiselle, ils iront à un programme de soutien aux personnes atteintes du cancer.

Notez que ce même service existe à la Fondation du cancer du sein du Québec.

Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais deux programmes de soutien qui n'entretiennent aucun lien, mais qui offrent tous les deux des cours de thérapie par l'art, une ligne téléphonique et le bottin des magasins où se procurer des prothèses et des perruques, je trouve ça un brin redondant, pour ne pas dire franchement contre-productif.

Il y a à peine six mois, la cinéaste Léa Pool a lancé L'industrie du ruban rose, documentaire percutant et très critique sur la cause chérie du cancer du sein, qui récolte des millions par année. Elle y déplore le manque criant de coordination entre les différents organismes qui, dans leur course frénétique à l'argent, ne sont pas tant des alliés que des concurrents hostiles qui se disputent âprement des clientèles. Elle y dénonce la récupération de cette cause par les grandes entreprises qui y adhèrent pour redorer leur image et qui, en fin de compte, font des profits sur le dos de la maladie. Elle y démontre que, chez nous comme aux États-Unis, on se sert du rose pour vendre du papier de toilette, de l'essence, du poulet frit et des cosmétiques souvent cancérigènes. Mais, surtout, la cinéaste met en question ce faux jovialisme teinté de rose nanane qui module les marches pour la vie Pharmaprix comme les soirées Cosmos, DJ et talons hauts, et dont la musique tonitruante enterre la vérité: le cancer du sein, comme le cancer tout court, tue.

Suis-je folle d'avoir pensé que ce film allait brasser l'industrie du ruban rose et la pousser vers une plus grande transparence, une meilleure coordination et un nouveau sens de l'éthique?

Suis-je bête d'avoir cru à un réveil de l'opinion publique qui, sans pour autant cesser de donner de l'argent, aurait commencé à poser des questions, à demander des études plus poussées sur les facteurs environnementaux liés au cancer et à exiger une recherche scientifique affranchie de l'industrie pharmaceutique, la grande gagnante de la lutte contre le cancer?

J'ai sans doute rêvé en couleur, car depuis la sortie du film de Léa Pool, rien, absolument rien, n'a changé. Il y a six mois comme aujourd'hui, on continue de nous servir le même cocktail dilué de rose qui ne rime à rien. Il y a six mois comme aujourd'hui, on n'a toujours pas trouvé de remède contre le cancer. Mais tout n'est pas perdu: si vous donnez généreusement demain soir, vous pourrez toujours vous consoler avec un gloss personnalisé et un mascara à formule innovante extraordinaire...