Il y a 20 ans, si on m'avait dit qu'un jour, je marcherais dans la rue avec, au fond de ma poche ou de mon sac, 1000 ou 1500 chansons, je n'y aurais pas cru. Même que j'aurais traité le messager de cette information absurde d'illuminé ou de fou furieux.

Non seulement l'idée de marcher avec 1000 chansons était inconcevable, mais elle ne répondait à aucun besoin ni demande précise du marché. Connaissez-vous beaucoup de gens qui se sont levés un matin en clamant que ce qui manquait à leur bonheur était une patente à gosses en forme de gourde virtuelle remplie de leurs chansons préférées?

Moi, pas. Et c'est normal.

Steve Jobs, le défunt père de l'iPod, parti trop tôt pour célébrer les 10 ans de sa fabuleuse invention, a été plus rapide et imaginatif que nous. Il a anticipé nos désirs avant même qu'ils ne prennent forme, transformant le cordon de nos écouteurs en un cordon ombilical libérateur, et créant chez nous une dépendance dont nous n'avions même pas commencé à deviner les contours.

Mais quoi qu'on en dise, l'iPod n'a pas fait de nous des êtres humains radicalement différents. On écoutait de la musique avant. On en écoute encore aujourd'hui. L'ordinateur a changé nos vies. L'iPod a changé notre façon de consommer de la musique. Point.

Oui, bien sûr, l'iPod a pavé la voie à la mobilité, au stockage et à l'accessibilité immédiate. Mais chemin faisant, l'iPod nous a aussi enfermés dans une bulle sonore d'individualisme exacerbé, pas toujours libératrice. Aujourd'hui, presque n'importe où dans le monde, près de 300 millions de personnes marchent, courent, pédalent ou volent, branchées sur leur musique, mais totalement déconnectées des autres.

C'est ce qui explique aussi pourquoi, parfois, ils se font heurter par un camion, renverser par un tracteur ou attaquer par un prédateur qu'ils n'ont pas entendu arriver, tout absorbés qu'ils étaient, par la dernière toune de Coeur de pirate ou de Coldplay dans leur iPod. Certains prétendront que ces dommages collatéraux ne pèsent pas lourd devant les heures de plaisir et les montagnes de bonheur que procure cette formidable bébelle qu'est l'iPod. Peut-être.

Reste qu'il est impossible de célébrer les 10 ans de l'iPod sans évoquer iPod City, à Shenzen, en Chine. Les plus polis parleront d'un techno-parc hyper performant. Les plus lucides évoqueront plutôt un camp de travail constitué de 15 usines, où environ 400 000 ouvriers fabriquent, depuis 10 ans, des iPod, s'échinant 60 heures par semaine dans des conditions frôlant à ce point l'esclavagisme que plusieurs d'entre eux se sont suicidés.

Sachant cela, chaque fois qu'on marche dans la rue avec nos 1000 chansons, on peut bien continuer à vouer un culte au dieu iPod, mais il ne faudrait jamais oublier que cette fabuleuse divinité a un prix. Pas pour nous. Pour ceux qui la fabriquent.