New York. De ma chambre au 14e étage avec vue imprenable sur Ground Zero, j'aurais pu plonger dedans: deux immenses piscines qui ne se rempliront jamais complètement, deux trous de mémoire géants qui refusent de cicatriser. Je parle du Mémorial du 11-Septembre, qui s'enfonce dans les deux plaies béantes des tours disparues.

Michael Arad, architecte israélo-américain de 42 ans dont le projet a été retenu parmi 5201 autres, tenait à ce que le Mémorial soit érigé dans l'emplacement exact des tours du World Center. C'est maintenant chose faite. Et si, depuis 2004, l'architecte a livré une bataille épique pour que son projet de 700 millions ne soit pas dénaturé, il a gagné sur tous les fronts ou presque. Les deux piscines ont les dimensions exactes qu'il avait dessinées. L'eau s'y écoule et s'y vide à l'infini comme prévu. Les noms des 3000 victimes ont été gravés dans le bronze qui enserre les piscines, tandis qu'une forêt de chênes a été plantée, comme un baume verdoyant sur le béton. Seules manquent à l'appel les promenades et passerelles qui devaient courir sous les piscines et qui ont été sacrifiées en raison de leur coût. Qu'à cela ne tienne: le Mémorial est terminé et prêt pour le dixième anniversaire que New York s'apprête à célébrer demain.

Mais célébrer est un verbe étrange dans les circonstances. Qu'il y a-t-il en effet à célébrer 10 ans après les attentats? La renaissance d'un périmètre où trois nouvelles tours de verre conçues pour être des forteresses inattaquables ont poussé et où deux autres sont en chantier? Le renouveau d'un quartier qui n'est plus couvert de débris et de cendres, mais envahi par les grues et les pelles mécaniques qui s'activent le jour comme la nuit? La construction, à deux pas de Ground Zero, de la plus grande tour résidentielle Du monde, un temple d'acier et de verre imaginé par Frank Gehry et dont les appartements se louent de 3000$ à 15 000$ par mois?

Pour le maire Bloomberg, qui demande aux New-Yorkais de bannir de leur vocabulaire l'expression Ground Zero, la célébration est avant tout économique et immobilière. Si les affaires ont repris, c'est le signe incontestable pour le maire que les bad guys ont perdu. Peut-être. Il reste que pour une grande partie des New-Yorkais qui ont de plus en plus de difficulté à joindre les deux bouts dans une ville affreusement chère, le 11-Septembre est le rappel douloureux que les choses n'ont pas tant changé que ça, quand elles n'ont pas empiré.

C'est aussi le constat de l'auteur Richard Nelson, dont la pièce Sweet and Sad vient de prendre l'affiche au Public Theater. Le prétexte est tout simple: le dimanche du dixième anniversaire des attentats, trois soeurs, leur frère avocat et leur oncle brunchent ensemble en périphérie de New York.

Toutes les questions délicates que les médias se garderont bien de poser, pour cause de rectitude politique, sont invitées à table. On s'interroge sur le sens profond de cette commémoration en se demandant si, en fin de compte, elle n'est pas qu'une vaste entreprise de récupération politique et médiatique désincarnée. Pendant combien d'années encore le deuil va-t-il durer?, s'impatiente l'avocat. On ne pourrait pas tourner la page une fois pour toutes?

Mesurant le chemin parcouru depuis une décennie, les personnages se rendent compte que les espoirs de solidarité et de justice sociale, réveillés par les attentats, n'ont pas tenu leurs promesses dans une ville qui, au lieu de s'humaniser, est devenue le paradis exclusif des millionnaires. Désillusionnés, les personnages de Sad and Sweet? Oui, mais conscients de leurs désillusions et touchants dans leur façon de se poser encore des questions. Grâce à eux, j'ai eu l'impression non pas de revivre le 11-Septembre, mais de partager un grand moment d'intimité avec ceux qui l'ont vécu.

Si le Mémorial de Ground Zero, pouvait avoir le même effet que cette pièce sur tous ceux qui y iront s'y recueillir, alors les 700 millions qu'il a coûté n'auront pas été dépensés en vain. La preuve reste à faire.