De l'été qui n'est pas tout à fait fini, il me reste une profusion d'images de toutes les couleurs, de toutes les humeurs et de toutes les configurations. La plupart ont été casées sur l'album électronique en forme d'iPad que je m'empresse de sortir dès qu'une âme charitable veut m'entendre radoter au sujet de mes vacances.

Reste que s'il ne fallait présenter qu'une image, une seule, pour résumer mon été, cette image serait une phrase: «Life is Beautiful». La vie est belle. Mais attention, cette phrase ne flotterait pas bêtement dans le ciel, pas plus qu'elle ne sortirait de la bouche béate de Roberto Benigni. Cette phrase serait écrite sur le mur d'un musée comme celle qui a attiré mon regard au détour d'une salle du Palazzo Grassi à Venise. Le Palazzo Grassi en passant, est un ancien palais vénitien, reconverti en musée d'art contemporain par le beau-père de Salma Hayek, François Pinault. C'est aussi, en ce qui me concerne, un des musées les plus trippants au monde.

Toujours est-il que pas tout à fait remise de ma rencontre avec le chien balloune fuchsia de Jeff Koons, un joujou haut de huit étages, pesant trois tonnes et coulé dans l'acier inoxydable, je suis arrivée dans une salle vide et blanche. Sur le mur, Farhad Moshiri, un artiste de 40 ans considéré comme le Jeff Koons iranien, qui vit et crée à Téhéran, mais qui expose dans le monde entier, avait écrit tout banalement «Life is Beautiful».

La calligraphie était élégante, mais bien franchement, je ne voyais pas où il voulait en venir. À moins de chercher à démontrer que n'importe qui est capable d'écrire n'importe quoi sur un mur, cette oeuvre était sans intérêt. J'allais sortir en maugréant que ça ne prenait pas la tête à Papineau pour imaginer un truc aussi insignifiant quand j'ai eu la curiosité de m'approcher. Le choc! Farhad Moshiri, avait bel et bien écrit «Life is Beautiful». Mais l'important, ce n'était pas ce qu'il avait écrit, mais comment. Avec 1242 couteaux de cuisine, plantés dans le mur!

La brutalité des moyens d'expression mêlée à la beauté de l'ouvrage et à l'ambiguïté sarcastique du message, tout cela m'a soufflée et laissée sans voix. Aucun doute: cette oeuvre est tout ce que l'art contemporain devrait être: forte, directe, frappante et... lourde de sens. J'ai immédiatement pensé au dernier film de Jafar Panahi, ironiquement intitulé Ceci n'est pas un film qui sera présenté demain et lundi au FFM. Interdit de tourner pour les 20 prochaines années et condamné à six ans de prison pour avoir voulu faire un film sur les émeutes en Iran, Panahi attend depuis des mois une réduction de sentence de la cour d'appel iranienne.

Dans ce film en forme de vidéo maison, réalisé avec un complice cinéaste, on voit Panahi tourner en rond entre ses quatre murs, faire des coups de fil sur son iPhone et s'enfoncer avec angoisse dans le désoeuvrement.

L'appartement au coeur de Téhéran où il vit n'est pas un taudis, que non! Pièces immenses, planchers de marbre, canapés en cuir, écran plasma, rien de trop beau pour la classe affaires. Si l'on se fie uniquement à son décor et à son cadre de vie, on peut dire que la vie est belle pour Jafar Panahi. C'est un leurre, évidemment. Car la répression qui le confine à ses quatre murs, qui l'empêche d'écrire et de tourner, qui le prive de sa raison d'être, est d'une violence inouïe. Il n'y a aucun couteau de cuisine planté dans les murs chez Jafar Panahi. Il y a pire. Il y a 1242 couteaux invisibles plantés dans son coeur et dans son esprit. Malheureusement, son film en souffre. Il n'a pas la force de frappe de l'oeuvre de Farhad Moshiri. Mais son message lourd de sens est le même. La vie est belle, oui. Tant qu'on la regarde de loin.

Pour joindre notre chroniqueuse: npetrows@lapresse.ca

Photos: Galerie Perrotin

L'oeuvre Life is Beautiful de Farhad Moshiri - artiste iranien de 40 ans qui vit et crée à Téhéran, expose dans le monde - est faite de 1242 couteaux de cuisine plantées dans le mur.