«Êtes-vous en train de nous dire qu'il n'y a pas un Claude Léveillée aujourd'hui quelque part au Québec?» Un immense «euh» est sorti de la bouche de Stéphane Venne qui fixait le micro de l'émission Ouvert le samedi, samedi dernier. Il savait que sur ce point précis, il y avait risque de dérapage. Il se demandait presque à voix haute s'il allait plonger et, le cas échéant, s'attirer les foudres de ses jeunes contemporains, chanteurs et auteurs-compositeurs-interprètes, qui ne manqueraient pas de le traiter de nostalgique ou, pis encore, de vieux croulant. C'est glissant en beau maudit, cette question-là...

Finalement, Stéphane Venne a plongé, mais poliment, en invoquant le progrès technologique, la maîtrise de l'art de l'arrangement et des nouvelles techniques d'enregistrement, toute la cuisine de studio en somme, qui fait que sur disque, la chanson québécoise d'aujourd'hui sonne tellement mieux que celle d'hier. Puis, tout aussi poliment, Venne a déploré la perte de la valeur de l'écriture et le trop peu de soin apporté à cette rencontre nourricière et déterminante entre une musique et un texte.

Stéphane Venne a bien raison, mais il n'est pas nécessaire de prendre autant de détours pour constater le décalage entre le passé et maintenant. il suffit d'écouter une ou deux ou trois compositions de Claude Léveillée qui ne manqueront pas d'occuper les ondes aujourd'hui à l'occasion de ses funérailles. Les écouter, c'est d'abord les reconnaître immédiatement tant la signature de Léveillée est furieusement singulière. Les écouter, c'est aussi être saisi par la force, la clarté, la solidité de la structure et la qualité éclatante des mélodies. Qu'un musicien autodidacte qui aurait voulu être comédien, arrive à une telle maîtrise, témoigne non seulement de son talent, mais de son génie.

Les chansons de Léveillée sont des classiques qui avaient cette qualité, pas toujours présente dans le répertoire des classiques québécois: elles étaient d'une grande modernité. Et au-delà de leur modernité ou peut-être justement à cause d'elle, il y avait cette volonté inconsciente ou non chez Léveillée de s'affranchir des influences extérieures pour exprimer sa propre essence et son identité. À la radio, Stéphane Venne a affirmé avec raison que Léveillée avait été un des premiers à mettre son talent d'auteur et de compositeur au service de l'identité québécoise.

«Grâce à Léveillée, on a pris possession de notre propre expression en chanson», a-t-il ajouté. C'est dire qu'en trouvant sa voix, Léveillée a aussi donné une voix au Québec. Une voix si fraîche et originale qu'Édith Piaf a voulu s'en emparer et la partager avec le reste du monde.

Évidemment, Léveillée avait une chance que les auteurs-compositeurs québécois d'aujourd'hui n'ont pas: il n'était pas constamment bombardé de chansons anglo-saxonnes, jouant en boucle à la radio sur l'internet ou à MusiquePlus. Il n'était pas obligé de continuellement se mesurer à la culture américaine ni d'en subir l'influence massive et pesante. La chanson à l'époque de Léveillée n'était pas encore une industrie du conformisme et du prêt-à-danser. Un jeune auteur- compositeur québécois pouvait encore composer dans une relative quiétude sans que son inspiration soit constamment parasitée par des millions d'influences extérieures. Autre époque, autres musiques.

Dans Bruits, paru en 1977, l'essayiste français de gauche Jacques Attali écrivait que la musique est la bande-son de la société et que cette bande-son qui est dans le monde moderne uniformisée, répétitive et entièrement tournée vers la marchandisation, annonce le silence général des hommes et la fin de l'oeuvre musicale isolable. Ce constat un brin trop dramatique ne s'est pas vraiment réalisé. Il y a encore de la bonne et belle musique et des chansons de qualité, qui s'écrivent partout, y compris chez nous où des plumes comme celle de Desjardins ou de Pierre Lapointe n'annoncent aucun silence. Au contraire.

Il reste que des Claude Léveillée, il ne s'en fait plus. Ce qui n'est peut-être pas un mal puisque Claude Léveillée pourra ainsi occuper à jamais une place unique dans l'histoire de la chanson d'ici et dans le coeur des Québécois.

Les funérailles de Claude Léveillée sont célébrées ce matin, à 10h30, à la basilique Notre-Dame.