Il se passe quelque chose d'assez réjouissant ces jours-ci au Québec. Les mots brillent de tous leurs feux. Les mots sont les vedettes de l'heure. Qu'ils soient dits, lus, récités, criés ou postillonnés, les mots font courir les foules et remplissent leurs églises. À Québec, samedi dernier, ils étaient des milliers assis dans l'herbe humide à écouter les mots débouler de la bouche de cent personnalités réunies par le Moulin à paroles. Puis quelques heures après la fin de ce marathon, Fabrice Luchini prenait le relais des mots au Monument-National. Les bras chargés de textes, sa bouche mitraillant des extraits de Paul Valéry, de LaFontaine ou de Roland Barthes, Luchini réinvente chaque soir le principe même de la lecture publique avec une énergie aussi volcanique que jubilatoire. Et depuis hier, à deux coins de rue du feu d'artifice Luchini, voilà que le FIL, le Festival international de la littérature, revient à la Cinquième salle et un peu partout en ville, avec ses spectacles de poésie déjantés, ces concerts musico-littéraires, ses lectures sublimées et son orgie de mots.

 

Lorsque Michelle Corbeil m'a annoncé que son festival célébrait ses 15 ans, j'ai été sidérée. Quinze ans déjà? Et lorsqu'elle m'a rappelé que c'est son festival qui a accueilli les premières grandes lectures publiques avec des monstres sacrés comme Sami Frey, Fanny Ardant et Jean-Louis Trintignant, j'en ai déduit que c'est un peu grâce au FIL si, aujourd'hui, les Montréalais (et bientôt les gens de Québec) s'arrachent les billets pour le spectacle de Luchini. Pas des billets à petit prix. Que non! Des billets qui à partent à 70$ et qui montent jusqu'à 120$.

Michelle Corbeil aurait bien aimé présenter le spectacle de Luchini pour le 15e anniversaire du FIL. Rien de plus normal puisque la mise en spectacle des mots, c'est son domaine. Elle a fait une offre à la hauteur de ses modestes moyens. Sa modeste offre a été battue par une contre-offre sans doute mirobolante de Gilbert Rozon qui avait déjà fait venir Luchini au TNM en 2006.

Qu'à cela ne tienne: l'important dans cette affaire, c'est que le spectacle de Luchini, et son cortège étincelant de mots, ait traversé l'Atlantique pour se rendre jusqu'à nous. Michelle Corbeil en est d'ailleurs la première ravie. N'empêche. La directrice du FIL s'intéressait aux mots et à la littérature bien avant que ça ne soit à la mode ou rentable. Pendant des années, elle a dû user de ruse comme de supplications pour obtenir un peu de sous des gouvernements, tout en se faisant dire par une brillante fonctionnaire: «Montréal est déjà la ville du jazz, la ville du rire et la ville de la chanson francophone. La dernière chose dont cette ville a besoin, c'est de la littérature.»

Des propos comme ceux-là ne s'inventent pas et témoignent bien du chemin prodigieux qui a été parcouru.

Comme quelques autres petits défricheurs, la directrice du FIL a mis la table littéraire pour nous. Elle a épluché les textes, les a découpés en lamelles ou en dés, avant de les faire lentement mijoter dans une marmite de mots débordante de saveurs et d'arômes. Mais aujourd'hui juste au moment de se mettre à table avec ses convives, voilà qu'elle apprend que ces derniers ont été invités ailleurs dans un énorme et coûteux festin où les mots ont non seulement un poids mais un prix: un gros prix.

Évidemment, ce n'est pas la faute de Gilbert Rozon si les seules dates où Fabrice Luchini était disponible coïncidaient avec les dates du FIL. Je doute même qu'il ait pensé une seconde que le show de Luchini puisse faire de l'ombre aux activités du FIL. Mais comme c'est une possibilité que la récession a rendu réelle, peut-être que Gilbert Rozon pourrait avoir une pensée, un mot ou un geste pour celle qui a mis la table avant lui. Ça chasserait le parfum d'opportunisme qui flotte dans l'air.