Il y a quelques années, Frank et Ludivine Larmande, couple de Français vivant à Grand Rapids au Michigan, se sont fait livrer à domicile une table achetée sur eBay. Sans trop y penser, Frank a ouvert la boîte d'expédition, plongé sa main dedans et senti deux curieux emballages en plastique qu'il s'est empressé de défaire. Horreur! Le premier contenait un foie humain, le deuxième, une tête humaine décapitée, les deux expédiés par erreur chez le couple plutôt qu'aux laboratoires de plastination Corcoran, sous-traitant pour Premier Exhibition, une société américaine cotée en Bourse qui organise des expositions anatomiques dont l'exposition Bodies, qui ouvre ses portes à l'Espace 400e de Québec aujourd'hui même.

Avant d'aller plus loin, quelques précisions s'imposent. L'exposition Bodies présentée à Québec n'est pas la même expo de corps et de restes humains plastinés présentée à Montréal il y a deux étés, ni celle qui a été interdite à Paris il y a deux mois. Cela ne rend pas l'expo de Québec plus éthique ni plus acceptable que ses rivales.

 

D'abord, les cadavres de l'expo proviennent du même endroit que ceux des autres expos: un laboratoire en Chine, paradis du cadavre non réclamé. Dans le meilleur des cas, il s'agit d'un laboratoire universitaire. Dans le pire, d'un entrepôt sale et délabré. C'est en Chine que tous les corps des expos sont plastinés pour la postérité. Leur peau est arrachée, leurs muscles mis à nu. On les vide de leur sang et de leurs viscères et on les bourre de caoutchouc, d'époxy et de silicium. Peu importe l'expo, la technique et le résultat sont les mêmes.

La seule différence, c'est que les producteurs de Bodies, dont l'anatomiste Roy Glover, engagé comme porte-parole et comme caution scientifique, affirment que leurs cadavres sont plus blancs que ceux des autres expositions.

Traduire: leurs cadavres ne sont pas des sans-abri, des malades mentaux ni des prisonniers exécutés par le gouvernement chinois.

Peut-être, mais Gunther Von Hagen, l'inventeur de la plastination, prétend exactement la même chose pour ses propres expos, accusant ses rivaux de s'approvisionner à des sources illégales et douteuses. Qui ment? Qui dit vrai? Mystère. Chose certaine, la plastination est une industrie en pleine expansion dont la matière première ouvre la voie à un commerce macabre et moralement suspect.

En France, les militants des droits humains ont réussi à faire interdire l'expo Our body, à corps ouvert au nom de la dignité humaine, le juge plaidant que «la commercialisation des corps pour leur exposition porte une atteinte manifeste au respect qui leur est dû».

Aux États-Unis, aucun tribunal n'est allé aussi loin. Mais le procureur général de l'État de New York a obligé Premier Exhibition à afficher sur son site web un avis informant le public que les restes humains de l'expo proviennent de la police chinoise et peuvent donc être des prisonniers, mais que l'entreprise n'est pas en mesure de vérifier de manière indépendante s'ils ont été exécutés ou non. Autant dire que cette mise en garde dit bien ce qu'elle à dire.

Sachant cela, je m'explique mal que la Ville de Québec et le Festival d'été de Québec aient choisi de présenter l'exposition malgré tout. Et d'autant plus qu'au début du phénomène, on pouvait plaider l'ignorance. Mais aujourd'hui, avec les controverses, les procès et des enquêtes dévastatrices comme celle de l'émission 20/20 du réseau ABC, affirmer que les garanties fournies par le producteur de l'expo sont fiables et qu'aucun des corps n'appartient à un prisonnier exécuté, c'est se cacher la tête dans le sable et faire preuve d'une navrante complaisance.

Québec offre une profusion de beaux et de bons spectacles cet été. La ville avait-elle vraiment besoin d'en rajouter avec cette entreprise morbide, à l'éthique discutable, qui n'est pas tant une expo qu'un cimetière de corps qui, de leur vivant, ont souvent été privés de leurs droits et qui, maintenant, sont privés de leur dernier repos? Permettez-moi d'en douter.

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