Dieu, tu me fatigues. Encore. Tu n'as rien compris. En décembre 2016, je t'ai écrit une lettre pour protester contre l'effondrement de l'humanité à Alep, alors que Bachar al-Assad, le sinistre président de la Syrie, tuait des civils et bombardait des hôpitaux pour arracher la ville au contrôle des djihadistes.

Je te reprochais de rester les bras croisés, toi qui es, à ce qu'on dit, tout-puissant et miséricordieux.

Aujourd'hui, ça recommence. Bachar al-Assad a de nouveau déployé sa machine de guerre pour étouffer la Ghouta orientale, située à quelques kilomètres de la capitale, Damas. Environ 400 000 personnes y vivent dans un dénuement effrayant.

C'est le même scénario qu'à Alep. D'abord le siège. Les troupes de Bachar al-Assad encerclent la Ghouta pour la couper de tout, médicaments, eau, nourriture. Plus rien n'entre et plus rien ne sort. Les civils sont piégés. Savais-tu que des bébés meurent de faim dans les bras de leur mère ?

Après le siège, les bombes qui détruisent tout.

Je ne sais pas si tu as la télévision au ciel, Dieu, mais les images sont bouleversantes. Des squelettes d'immeubles à moitié effondrés, des rues saturées de poussière soulevée par les bombes, des hommes qui courent avec des enfants blessés dans les bras à la recherche de secours qui n'existent pas, car Bachar al-Assad a pris soin de bombarder les hôpitaux.

Des images révoltantes. Je n'en peux plus de les voir défiler à la télévision, assise dans le confort de mon salon avec, pour seules compagnes, mon impuissance et mon indignation.

Dieu, as-tu une pierre à la place du coeur ? Pourquoi ne fais-tu rien pour aider ces civils innocents ?

***

Laisse-moi te rappeler le nombre de morts depuis le début de cette guerre : 340 000, peut-être davantage. Un chiffre grotesque, monstrueux. L'ONU ne les compte plus, Human Rights Watch non plus. Seul l'Observatoire syrien des droits de l'homme additionne encore les cadavres.

À cela, il faut ajouter les blessés, une génération d'enfants sacrifiés qui ne vont plus à l'école depuis des années, un pays en ruine et une population traumatisée par trop d'horreurs.

Plus de la moitié des Syriens ont été déplacés ou ont fui dans d'autres pays, soit 12 ou 13 millions de personnes. Là aussi, on perd le compte. Beaucoup vivent dans des camps de misère sans savoir s'ils pourront, un jour, retourner chez eux.

Quand le Printemps arabe a amorcé son mouvement de révolte en 2011 pour détrôner les dictateurs, Kadhafi, Ben Ali, Moubarak, on ne donnait que quelques semaines à Bachar al-Assad. C'était sans compter sur sa volonté maladive de conserver le pouvoir que lui avait légué son père, Hafez, quitte à assassiner son peuple.

Parlant du père, Bachar a été à bonne école, comme me l'a rappelé Thomas Juneau, expert du Moyen-Orient à l'Université d'Ottawa. En 1982, Hafez a réprimé dans le sang un soulèvement des Frères musulmans à Hama en utilisant la bonne vieille méthode Assad : siège et pilonnage. Bilan : quelques dizaines de milliers de morts.

La brutalité s'est transmise de père en fils.

***

La guerre qui bouleverse le pays depuis sept ans est d'une extraordinaire complexité. Difficile de savoir qui se bat contre qui. Du côté de Bachar, on retrouve les Russes, l'Iran et le Hezbollah libanais, sans oublier des combattants irakiens, afghans et pakistanais.

L'opposition, elle, est fragmentée en d'innombrables groupes islamistes purs et durs. Selon Mokhtar Lamani, émissaire de l'ONU à Damas de 2012 à 2014, il existe près de 2000 katibas (brigades). Certaines comprennent six ou sept combattants, d'autres 30 000.

Prenez le Front al-Nosra, par exemple, qui a connu plusieurs mutations. Né en 2012, il s'est allié à Al-Qaïda. Il s'est battu non seulement contre les troupes de Bachar, mais aussi contre le groupe armé État islamique.

En 2013, à Alep, les gens du Front al-Nosra avaient refusé de me parler parce que je ne portais qu'un voile et une tunique.

J'avais été obligée d'acheter une tenue islamiquement correcte au bazar, une sorte de niqab qui couvrait mon visage et une robe noire qui traînait par terre. Quand je les interviewais, ils évitaient de me regarder dans les yeux et ils ne me serraient jamais la main.

Le Front al-Nosra a changé de nom en 2016 après avoir rompu avec Al-Qaïda. En 2017, il a fusionné avec d'autres djihadistes pour devenir Tahrir al-Cham. C'est ce groupe, Tahrir al-Cham, qui, aujourd'hui, contrôle principalement la Ghouta orientale.

À ce tableau embrouillé s'ajoutent l'Europe, les États-Unis, la Turquie, le Liban et les pays du Golfe qui jouent aussi un rôle en Syrie.

Tu y comprends quelque chose, Dieu ?

***

Que fait-on avec Bachar al-Assad ? L'Occident a longtemps exigé son départ, sauf qu'il ne partira pas, car il a presque gagné la guerre. L'opposition ne contrôle plus que quelques bastions, dont la Ghouta orientale.

La reconstruction de la Syrie coûtera des milliards. Qui va payer ? L'Occident ? Ce serait étonnant. Endurer Bachar est une chose, investir des milliards pour reconstruire son pays en est une autre. Bachar al-Assad est un des pires criminels de guerre de l'histoire moderne. L'Occident ne peut tout de même pas remettre son pays sur pied. Il existe des limites à l'élasticité morale.

Alors qui ? Les Russes et l'Iran qui se sont battus avec Bachar ? Ils se débattent avec des difficultés économiques, note Thomas Juneau. Ils ne pourront pas faire pleuvoir des milliards sur la Syrie.

Qui va payer pour cet immense gâchis ? Le peuple syrien.

***

On ne peut pas tout faire dans une guerre. Il existe des conventions, comme celle de Genève sur les prisonniers, et une Cour pénale internationale qui juge les criminels. Mais pour être jugé, il faut d'abord perdre la guerre et être capturé sans se faire assassiner.

Bachar ne sera probablement pas jugé par les hommes. Par contre, il le sera par l'histoire. Ses bombes et ses armes chimiques n'y pourront rien.

Ce qui me tue, c'est que l'homme - et toi aussi, Dieu - n'apprend pas de ses erreurs. L'histoire de l'humanité est jalonnée de guerres et de génocides. L'homme est capable du pire. J'ai couvert un génocide et j'y ai perdu un morceau de mon âme. Je suis sortie du Rwanda ébranlée et en colère contre toi, Dieu, même si je ne crois pas en toi. De toute façon, à quoi sers-tu ?

Tu sais ce qui est le plus absurde dans toute cette histoire ? La guerre se fait en ton nom. Et si tu ne servais qu'à ça : pousser les gens à s'entretuer ?