Claude Dolbec fixe les lettres qu'il vient de dessiner en plissant les yeux : Rendez-vous.

De belles lettres rondes qu'il a tracées à main levée, sans hésiter.

« Bon, je vais aller prendre une gorgée. »

Il dépose son pinceau et se dirige d'un pas traînant vers le bar-restaurant de la Cinémathèque où il sirote une bière. Il revient tranquillement dans le hall, reprend son pinceau qu'il a laissé par terre sur un bout de carton à côté de ses pots de peinture, fixe de nouveau la colonne et écrit d'un trait, sans bavure : Québec.

Il dépose de nouveau son pinceau. Son jean noir flotte sur ses hanches maigres. Ses cheveux gris effilochés tombent en désordre sur ses épaules.

« Bon, je vais reprendre une gorgée. »

Il est 11 h du matin.

Claude Dolbec fait du lettrage depuis des années. Plusieurs commerçants font appel à lui pour dessiner sur leur vitrine le nom de leur restaurant, salon de coiffure ou bar. Il arpente la Main, « son pays », avec un vieux sac rempli de pots de peinture et de pinceaux.

Je l'ai regardé dessiner, un mot à la fois entre deux gorgées de bière. Je l'ai laissé travailler en paix. On s'est donné rendez-vous quelques heures plus tard au bar Darling, sur la Main évidemment.

Quand je suis arrivée, il était déjà attablé devant une bière. Il m'a regardée de travers. Claude Dolbec n'aime pas donner des entrevues, mais il n'a pas le choix. Un documentaire racontant sa vie de « cowboy urbain » sera à l'affiche la semaine prochaine dans le cadre des Rendez-vous Québec Cinéma.

« Vous êtes une sorte de cowboy urbain ? lui ai-je demandé.

- Non, a-t-il répondu. Fuck le cowboy.

- Un bohème d'abord ?

- C'est quoi ça ? »

Ses réponses sont minimalistes. La plupart du temps, il ne finit pas ses phrases. Il les laisse en suspens, comme s'il avait perdu le fil de ses idées.

Claude Dolbec n'a pas eu la vie facile. À 66 ans, même si des rides profondes labourent son visage, son regard reste vif et ses mains solides en dépit des nombreux verres de bière qu'il avale tous les jours.

Le documentaire de 44 minutes au titre mystérieux, Claude n'est pas mort, ne raconte pas son parcours erratique, mais plutôt sa routine en cet été 2016 où il passe d'une vitrine à l'autre en jasant avec les propriétaires. C'est son ex-copine, Linda, qui remplit les vides et permet aux spectateurs de comprendre un peu mieux qui est Claude Dolbec.

Le documentaire, signé Bruno Boulianne, a été tourné en neuf jours avec un budget famélique de 150 000 $. Le résultat est étonnant, à la fois glauque et lumineux.

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Le 8 avril 2002, l'horreur est brutalement entrée dans la vie de Claude Dolbec. Sa fille de 18 ans, Maude Bélair, a été violée et battue sauvagement, la moitié de son visage écrasée par un bloc de béton.

Sa fille vivait chez sa mère. Claude la voyait « en secret » depuis trois ans. Ils avaient tissé une relation tendre. « Elle m'appelait papa », raconte-t-il en fixant sa bière.

Il déteste parler du meurtre de sa fille. Chaque mot tord sa bouche. L'effort est douloureux, presque violent.

Elle était disparue depuis trois jours lorsqu'un ami l'a appelé. Il avait entendu le nom de Maude à la télévision. Son cadavre gisait près d'une voie ferrée.

« Paf ! De même. Le coup est tombé. Bang ! J'étais fini, fini. Je m'en voulais de... C'était trop. Est-ce que j'étais quelqu'un qui... Un docteur m'a donné des pilules pour dormir. Je suis resté un mois dans mon lit, sans manger, sans dormir... Je veux plus en parler. »

Il se lève brusquement et se rend au bar de son pas chaloupé. Il revient avec une bière.

Dans le documentaire, Claude Dolbec parle brièvement de l'assassinat de sa fille. « Je savais même pas si j'étais mort ou si j'avais survécu, dit-il. J'étais plus capable de tenir un pinceau. »

En 2005, Aaron Frank, 21 ans, a été reconnu coupable du meurtre de Maude Bélair et condamné à la prison à perpétuité.

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Claude Dolbec est né à Montréal, mais il a grandi dans le quartier ouvrier de Limoilou à Québec. Il n'était pas bon à l'école, il a même triplé sa troisième année. En 10e année, il a « tout foutu ça là ».

Il a fait 56 métiers, il a même écorché des poulets.

Il fait du lettrage depuis de nombreuses années. Au début, il tenait ses pinceaux dans sa bouche. Ils étaient légèrement tachés de peinture fabriquée, à l'époque, avec du mercure et du plomb. Il a développé un ulcère sur sa lèvre inférieure.

« J'ai vu un médecin. C'était un ulcère chimique. Ma lèvre a fendu. Quoi ? Chu pas beau ? »

Ses vitrines sont de petites oeuvres d'art.

« Est-ce que vous vous considérez comme un artiste ?

- Non ! »

La réponse fuse, nette, cassante.

« J'aurais voulu être psychologue ou archéologue. »

Il rit doucement. Il aime se promener dans les ruelles de Montréal.

« Quand je trouve un objet, c'est comme un trésor pour moi. »

Claude Dolbec est inclassable, ni cowboy, ni bohème, ni artiste.

Il s'est installé à Longueuil, une façon pour lui de ne plus fermer les bars de Montréal à trois heures du matin, car il doit attraper le dernier métro.

Il n'a pas peur de vieillir, même s'il a 66 ans et qu'il vit au jour le jour.

« Au jour le jour ? »

L'expression le fait rire.

« Je veux mourir deboutte d'une crise cardiaque. »

En attendant, il peint encore et toujours. Il a agrandi son territoire : Villeray, Mile End, Verdun, Petite Italie, Plateau et la Main, bien sûr.

Si vous apercevez des vitrines au look rétro avec de belles lettres rondes dessinées à la main, vous saurez que Claude n'est pas mort.

Photo Marco Campanozzi, La Presse

Il fait du lettrage depuis de nombreuses années.