On l'oublie, mais la commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables a été immensément populaire. Déversoirs des frustrations des Québécois, ses forums, pris d'assaut, étaient diffusés en direct à la télévision. C'était en 2007, avant la folie des réseaux sociaux.

Madeleine Poulin, ex-grande reporter à Radio-Canada, jouait le rôle de modératrice. Elle a sillonné les 17 régions du Québec et entendu les 764 témoignages.

L'entreprise était audacieuse, pour ne pas dire téméraire. Quand les gens prenaient le micro, Madeleine Poulin n'avait aucune idée de ce qu'ils allaient dire. Il n'y avait pas de filtre, pas de filet de sécurité, pas de pré-entrevue, rien.

« On leur donnait la parole sans savoir ce qu'ils allaient dire, m'a dit Madeleine Poulin. En direct, à la télévision. Je n'avais jamais vu ça. C'était un stress constant. Les commissaires [Gérard Bouchard et Charles Taylor] n'étaient pas très conscients de ce que ça représentait. Ils ne comprenaient pas la force de la télévision, encore moins les risques du direct. »

Environ 50 000 personnes étaient rivées à leur téléviseur pour écouter ce que monsieur et madame Tout-le-Monde avaient à dire. Un succès monstre pour RDI.

Un forum aussi ouvert est sans précédent dans le monde occidental, souligne Solange Lefebvre, titulaire de la Chaire de recherche en gestion de la diversité culturelle et religieuse à l'Université de Montréal.

« Une consultation publique sans filtre sur des sujets aussi explosifs ? C'était certainement hasardeux. »

- Solange Lefebvre

Il s'est dit quelques folies, sans oublier les antisémites et islamophobes de ce monde qui se ruaient sur le micro pour cracher leur venin.

Un homme a dit en parlant des immigrants : « Sacre ton camp et n'oublie pas de ramasser tes guenilles et tes ordures avec toi. »

Un autre a raconté : « J'ai vécu un an en Égypte parmi les musulmans, je les ai endurés, pis là, je m'aperçois que je dois les endurer encore. »

« Qu'est-ce qu'on va faire quand les Inuis [sic], au nom de leur religion, vont vouloir fumer le calumet de paix dans des endroits publics ? » a demandé un hurluberlu.

Du grand n'importe quoi.

Sans oublier ceux qui étaient hors sujet.

« Je suis rendu à 50 ans, je suis célibataire. Pas par choix. J'ai juste ça à dire. »

Heureusement.

Certains membres des minorités culturelles n'étaient pas en reste : « Je n'ai jamais lapidé ma femme », a précisé l'un d'eux.

Pourquoi ne pas les avoir interrompus ?

« Les commissaires voulaient que ce soit un grand exercice démocratique, une libération par la parole, a répondu Madeleine Poulin. C'était important qu'il n'y ait pas de contraintes. »

Les commissaires auraient-ils dû condamner les propos racistes ? J'ai posé la question à la chercheuse Solange Lefebvre.

Long silence au bout du fil, suivi d'un soupir. « C'est difficile. [...] C'est pas pour rien qu'on a de la misère à décider du format de la commission actuelle sur le racisme. C'est la marmite identitaire, la marmite raciste, la marmite du ressentiment. »

Les médias ont souligné à grands traits les travers et les propos xénophobes, burlesques et racistes. Infoman en a même fait une anthologie.

Réduire la Commission à ces propos grotesques est injuste. Elle a permis au monde ordinaire d'exprimer son opinion, d'avouer ses peurs, de se défouler et d'apprendre ce qu'est un hijab et un niqab, préalable important pour avancer. Vider son sac pour mieux construire, une sorte de passage obligé.

Il ne faut pas oublier le contexte explosif. À l'époque, le Québec était survolté. Les cas d'accommodement raisonnable, souvent loufoques, faisaient les manchettes. C'était une course, chaque média cherchait le cas le plus croustillant pour faire sa une, allant des fenêtres givrées du YMCA à la cabane à sucre qui avait retiré le porc de son menu pour donner satisfaction aux musulmans, en passant par le code de vie d'Hérouxville qui précisait que les femmes ne pouvaient être ni lapidées ni brûlées vives.

Les accommodements étaient accordés à gogo, selon l'air du temps ou l'humeur des gestionnaires qui ne savaient plus à quel saint se vouer.

Alors oui, il s'en est dit des niaiseries à la commission Bouchard-Taylor, thérapie collective oblige.

Mais il n'y a pas eu que des niaiseries. Bien au contraire.

Les journalistes Valérie Dufour et Jeff Heinrich ont couvert toutes les séances de la Commission. Ils ont publié un livre peu de temps après, Circus quebecus.

« Des madames comme ma mère déposaient des mémoires à Sept-Îles, Québec, Saint-Jérôme, m'a expliqué Valérie Dufour. Elles disaient toutes la même affaire. Elles avaient peur que le port des signes religieux fasse régresser les droits des femmes. C'était très intéressant et pas si laid que ça. »

« Les mêmes thèmes revenaient souvent, a-t-elle ajouté : la peur des autres, la peur de perdre quelque chose, la peur de donner un privilège à quelqu'un. »

Le Québec avait besoin d'exorciser ses démons, nul doute là-dessus.

***

Où en sommes-nous, dix ans plus tard ? Avons-nous reculé ? Avancé ? Sommes-nous plus tolérants ? Faut-il lancer la pierre aux médias ? Ont-ils jeté de l'huile sur le feu ?

Il en sera question demain lors d'un colloque de l'Université de Montréal qui se penchera sur le Québec post-Commission.

À la fin des travaux, Charles Taylor avait dit : « On a beaucoup appris, mais on est encore plus confus qu'auparavant. »

Dix ans plus tard, a-t-il raison ?