L'imam Hassan Guillet a réfléchi à son sermon sous la douche et en faisant la vaisselle, mais il ne l'a pas écrit. Tout était dans sa tête.

C'est lui que la Grande Mosquée de Québec a choisi pour prononcer le sermon pendant les funérailles de trois des six victimes tombées sous les balles d'Alexandre Bissonnette quelques jours plus tôt.

Quand Hassan Guillet s'est retrouvé, vendredi, devant les 5000 personnes rassemblées au Centre des congrès de Québec, incluant les premiers ministres Trudeau et Couillard, il a hésité une ultime seconde avant de plonger, sans feuille ni aide-mémoire.

« Il y a une victime dont on n'a pas parlé et cette victime s'appelle Alexandre Bissonnette, a-t-il dit devant un parterre ému. Avant d'être assassin, il était victime lui-même. Avant de planter les balles dans les poitrines de ses victimes, il y a des mots plus forts que les balles qui ont été plantés dans son cerveau [...] Qui est responsable ? Nous tous. »

Son sermon a fait le tour du monde. Al Arabiya en a parlé, il a donné une entrevue à Al Jazeera, même J.K. Rowling, l'auteure de la série Harry Potter, l'a tweeté en qualifiant ses mots « d'extraordinaires et humains ». Le prestigieux quotidien britannique The Guardian lui a demandé une copie de son discours.

« Il a fallu que j'aille sur le site de Radio-Canada pour m'écouter et le prendre en note », dit-il en riant.

Il a même reçu l'appel d'un cousin lointain qui vit en Suisse. Il était dans une mosquée et la cérémonie de Québec était retransmise sur grand écran. Il est tombé à la renverse quand il a reconnu la voix d'Hassan Guillet.

J'ai rencontré l'imam désormais célèbre chez lui, à Saint-Rémi, dans sa maison plantée dans un champ. Je suis arrivée dix minutes en avance. Il m'a reçue en jogging, pris au dépourvu par ma ponctualité précoce. Il venait tout juste de finir la vaisselle, il s'est excusé pour le désordre.

Il a préparé du thé noir avec une touche de cardamome et de miel qui dégageait un délicieux parfum qui me rappelait le Liban, son pays d'origine.

Hassan Guillet est arrivé au Québec le 11 novembre 1974, cinq mois avant le début de la guerre civile qui a duré 14 ans. « J'ai dit à la blague : "Ces gens-là [les Libanais], je peux pas les laisser cinq minutes tout seuls." »

Il a 64 ans. Ingénieur et avocat, il a travaillé dans l'aéronautique.

Mardi, jour de notre rencontre, le ciel était gris et la météo, maniaco-dépressive, froid, chaud, neige, pluie verglaçante, l'habituel cocktail de février. Mais la température n'émeut guère Hassan Guillet, un Québécois quasiment de souche depuis plus de 40 ans.

Il reconnaît qu'il a pris un « gros risque » en parlant d'Alexandre Bissonnette pendant les funérailles. Les plaies étaient encore à vif, des blessés étaient toujours à l'hôpital et la communauté musulmane était en état de choc.

« Je me suis dit : "T'es fou, Hassan." Peut-être que c'était trop tôt ? Qui étais-je pour parler de l'assassin devant les parents des victimes, devant des gens qui avaient vu les traces de sang sur les murs de la Grande Mosquée ? La réaction des musulmans m'inquiétait un peu.

- De quoi aviez-vous peur ?

- Que quelqu'un se lève dans la salle et me dise : "Tu es qui, toi, pour nous faire la morale ? Et si ton frère avait été parmi les victimes ?" »

Il n'a aucun regret. Au contraire, il est fier de son coup. Son discours a eu un écho planétaire, il n'en demandait pas tant. Il voulait à tout prix transmettre son message, quitte à heurter quelques coeurs sensibles.

« Alexandre Bissonnette doit payer pour son crime, explique-t-il. Si on met toute la responsabilité sur lui, s'il est accusé et va en prison, on va se dire : "Tout va bien", sauf qu'on n'aura rien réglé. Il y aura un autre Alexandre Bissonnette dans un an ou dans cinq ans. On a tous une responsabilité, on ne peut pas se cacher derrière lui. Il est une victime.

- Victime de quoi ?

- De l'atmosphère empoisonnée et viciée qui régnait au Québec avant les événements. On faisait de l'aveuglement volontaire, on prétendait que tout allait bien, sauf que tout n'allait pas bien. Les discours dérapaient, certaines personnes dans les médias, certains politiciens, les tribunes téléphoniques, les réseaux sociaux... Ce n'était pas sain. »

Hassan Guillet parle du débat sur les accommodements raisonnables, de la charte des valeurs, du Québec obsédé par le voile, de « toute cette atmosphère tendue, du rejet de l'autre, de cette manie de penser au nous contre les autres, du sentiment de rejet et de discrimination ressenti par les musulmans ».

Il en veut particulièrement à la charte des valeurs du Parti québécois, « une façon déguisée d'exclure les musulmans ».

Ce n'est pas la première fois qu'il est confronté à la violence. En décembre 2014, il est devenu l'imam de la mosquée de Saint-Jean-sur-Richelieu tout de suite après l'attentat commis par Martin Couture-Rouleau, un jeune radicalisé, qui a foncé avec sa voiture sur deux militaires. Converti à l'islam, Couture-Rouleau fréquentait la mosquée de Saint-Jean.

« Mon destin est lié aux événements tragiques », soupire Hassan Guillet.

La communauté musulmane était fragile, apeurée. Aujourd'hui, elle l'est davantage.

« On se sent victime. On nous montre du doigt, les terroristes peuvent recruter nos enfants, on restreint nos libertés au nom de la sécurité, on freine l'entrée des réfugiés, les attentats salissent notre religion.

- Le Québec est-il islamophobe ?

- Non », répond-il spontanément.

En me reconduisant à la porte, au milieu du vestibule, Hassan Guillet me parle des parents d'Alexandre Bissonnette qui, eux aussi, sont des victimes.

Guillet a eu quatre enfants. En 2009, un de ses fils est mort, il n'avait que 14 ans. Il pense à sa peine et il n'ose imaginer celle des parents d'Alexandre Bissonnette. « Ils sont seuls, ils se sentent sûrement coupables », dit-il.

Il soupire de nouveau et me serre la main. Il retourne à ses occupations. Il n'a pas une minute à lui. Il est toujours l'imam de la mosquée de Saint-Jean-sur-Richelieu, son téléphone n'arrête pas de sonner, des musulmans inquiets le consultent et il planche sur sa maîtrise en études islamiques entreprise à Tripoli, au Liban.

Heureusement qu'il est à la retraite. Et qu'il n'y a pas eu un autre attentat.

IMAGE TIRÉE DE TWITTER

Même J.K. Rowling, l'auteure de la série Harry Potter, a tweeté au sujet du sermon de l'imam Hassan Guillet, en qualifiant ses mots « d'extraordinaires et humains ».

Photo Bernard Brault, La Presse

« Si on met toute la responsabilité sur [Alexandre Bissonnette], s'il est accusé et va en prison, on va se dire: "Tout va bien", sauf qu'on n'aura rien réglé », affirme l'imam Hassan Guillet, qui a prononcé le sermon pendant les funérailles de trois des six victimes de l'attentat de Québec.