Maryam Monsef a connu la guerre et l'exil. Elle a fui l'Afghanistan en 1996 alors que le pays vivait sous la férule des talibans. Elle est arrivée à 11 ans à Peterborough, en Ontario, avec sa mère et ses soeurs. Début novembre, Justin Trudeau l'a nommée ministre des Institutions démocratiques. C'est donc une ancienne réfugiée qui va ausculter notre démocratie. Curieux retour de l'histoire. Entrevue en deux chapitres.

La guerre et l'exil

Maryam Monsef n'a que des souvenirs épars de sa vie en Afghanistan.

Elle se souvient de la peur. «Mes parents avaient très peur. On se blottissait autour de la radio et on écoutait les nouvelles dans le noir. Ils essayaient de comprendre ce qui se passait.»

Maryam Monsef est née en 1984 à Herat, une ville ultra conservatrice située aux confins de l'Afghanistan, près de la frontière iranienne. À Herat, toutes les femmes portent le voile intégral, burqa ou tchador.

En 1984, le pays vivait sous la botte des Soviétiques. Après leur départ en 1989, l'Afghanistan a sombré dans la guerre civile. Les moudjahidines, qui avaient chassé les Russes, se battaient entre eux à coups de roquettes pour s'emparer du pouvoir.

La petite Maryam ne comprenait rien à cette guerre des grands.

«Quand ça devenait trop effrayant, on traversait la frontière la nuit à pied ou à dos d'âne. Quand la situation se calmait, on revenait en Afghanistan.»

J'ai rencontré Maryam Monsef lundi à Ottawa, au huitième étage d'un édifice du gouvernement, à quelques pas du parlement. Elle était élégante dans sa robe jaune serin et son veston noir. Elle avait 45 minutes à me consacrer, top chrono. Mme Monsef est très occupée. En plus d'être ministre des Institutions démocratiques, elle siège au comité qui pilote l'arrivée des 25 000 réfugiés syriens.

Elle n'a que 31 ans.

Elle est arrivée au Canada 20 ans plus tôt avec sa mère veuve et ses deux soeurs. Quand elles ont atterri à Montréal, elles n'avaient pratiquement que leurs vêtements sur le dos. Elles ont obtenu le statut de réfugié.

Le Canada a investi des milliards pour instaurer la démocratie en Afghanistan. Aujourd'hui, c'est elle, Maryam Monsef, ex-réfugiée, qui va remodeler nos institutions: réforme du mode de scrutin, nouveau processus de nomination des sénateurs, modernisation de la Loi sur l'accès à l'information. L'histoire emprunte parfois de drôles de détours.

«Ironique? lui ai-je demandé.

- C'est un juste retour des choses (poetic justice), mais on peut parler d'ironie. Je viens d'un pays où tant de gens ont sacrifié leur vie pour bâtir une démocratie.»

Mais avant de se hisser dans le sacro-saint Conseil des ministres, Maryam Monsef a dû traverser la guerre et l'exil.

Sa mère, Soriya, voulait devenir médecin. Son père l'encourageait. Dans les années 70, l'Afghanistan vivait en paix et les femmes jouissaient d'une certaine liberté dans les grandes villes. Soriya avait même obtenu une bourse pour étudier la médecine, mais l'invasion soviétique a tué son projet dans l'oeuf.

Elle s'est mariée, un mariage arrangé, comme le veut la tradition. Elle avait 19 ans, son futur époux 33. Ils se sont vus pour la première fois le jour de leurs fiançailles.

«Ma mère a épousé son prince Charmant, précise Maryam Monsef. Plus ils se voyaient, plus ils s'aimaient.»

Ils voulaient 12 enfants. Ils avaient de l'argent. Maryam est née rapidement, suivie de ses soeurs. À peine trois ans séparaient les fillettes.

Maryam avait 3 ans lorsque son père est mort. C'était en 1987. Personne ne sait ce qui s'est passé. Son père était un commerçant qui faisait de l'import-export.

«Il traversait la frontière avec des marchandises quand il a été pris dans un échange de coups de feu. Tout ce qu'il me reste de lui, c'est sa montre.»

À 23 ans, la mère de Maryam s'est retrouvée seule avec trois enfants, trois filles. Quand les talibans ont pris le pouvoir en 1996, la vie est devenue intenable.

Pour Soriya, c'était la goutte de trop.

«Ma mère voulait que ses filles soient instruites, qu'elles se tiennent debout. Les veuves se retrouvaient au bas de l'échelle. Imaginez une femme seule avec trois enfants, incapable de sortir, de travailler, de s'éduquer, d'être elle-même. Ça me rend claustrophobe juste d'en parler.»

Commence alors le long chemin de l'exil. Le plus dur? «Dire adieu aux gens qu'on aime sans savoir si on va les revoir. Le chagrin, la tristesse...»

Mère et filles traversent le Pakistan en avion, à dos d'âne et en taxi jusqu'à la mégapole Karachi où des Afghans les accueillent.

Elles n'ont pas connu les sinistres camps pakistanais de Kacha Gari et Jalozai où des centaines de milliers d'Afghans ont vécu dans la misère.

«Vous n'avez pas connu les camps de réfugiés?

- Non.»

Ma remarque la froisse, comme si je sous-estimais le poids de son exil.

«Googlez la définition de l'ONU sur les réfugiés, ajoute-t-elle. Des individus persécutés obligés de quitter leur terre natale.»

Même crispation quand je lui parle de son identité.

«Êtes-vous citoyenne afghane?

- Euh... j'imagine que oui (I suppose)?

- Avez-vous un passeport afghan?

- Oui.

- Donc vous êtes citoyenne afghane.

- J'imagine que oui. Je ne m'identifie pas comme une citoyenne afghane. Je suis citoyenne canadienne.»

Même malaise quand je lui demande si elle est tadjike, la deuxième ethnie en importance après les Pachtos.

«Quand je pense à mon identité, ce n'est pas quelque chose qui me traverse l'esprit. Je ne pense pas en termes de tribu, car je suis marquée par la migration.

- Quelle est votre identité?

- Vous ressemblez à Sigmund Freud. D'accord, je vais jouer le jeu. Quelle est ma véritable identité? Je suis ministre des Institutions démocratiques, j'ai 31 ans, je suis Scorpion. Et je suis fière d'être canadienne.»

Le malaise est encore plus grand quand je lui parle de religion. Maryam Monsef est musulmane.

«Allez-vous à la mosquée?

- Laissons Dieu juger à quel point je suis une bonne musulmane.»

Le sujet est clos.

S'adapter, s'intégrer

La mère de Maryam et ses trois filles atterrissent à Montréal. Elles prennent un taxi pour Peterborough. Elles vivent dans des refuges: YWCA et Casa Maria Refugee Home, dirigé par des soeurs catholiques. Des musulmanes chez des catholiques. Elles reçoivent de l'aide sociale et elles se nourrissent en courant les banques alimentaires.

Maryam a dû apprendre une nouvelle langue, encaisser le choc culturel et s'adapter à une société dont elle ignorait tout.

«On passe à travers des étapes, dit-elle. Il y a d'abord la lune de miel où on se dit: «Ah! on est en sécurité!» Puis vient l'étape où tout est différent, la langue, les garçons et les filles dans la même classe... Tu ne t'habilles pas comme les autres, tu as le mal du pays, tu veux te bâtir un nouveau réseau, mais comment faire quand tu ne parles pas la langue?»

Elle ne porte pas le voile.

«Que pensez-vous du voile?

- La dernière fois qu'un gouvernement a essayé de me dire ce que je pouvais porter ou ne pas porter, c'était les talibans. Ici, on a le choix.

- Même la burqa?

- Je ne la recommanderais pas, mais à chacun son choix.»

Même si elle s'est adaptée, elle a gardé la nostalgie de son pays. Elle y est retournée en 2004. L'Afghanistan vivait une période de calme relatif. Les talibans ne s'étaient pas encore regroupés et les milliards de la communauté internationale dopaient l'économie.

À Herat, elle s'est recueillie sur la tombe de son père et elle a visité la maison familiale qui leur appartient toujours. Elle s'est juré de retourner en Afghanistan.

Le 3 juin 2010, elle a obtenu son diplôme en sciences de l'Université Trent. Le lendemain, elle sautait dans un avion, direction Mashad, en Iran, où, enfant, elle se réfugiait avec sa famille quand l'Afghanistan sombrait dans la violence. Mashad est à cinq heures de route d'Herat.

«Je voulais révolutionner le système d'éducation en Afghanistan, dit-elle en souriant. Je devais traverser la frontière en voiture avec un ami de mon père.»

Le souvenir est frais à sa mémoire.

«J'embarque dans l'auto, le téléphone sonne, l'ami de mon père me tend l'appareil. «C'est pour toi.» C'est ma tante. Elle me dit: «On écoute les nouvelles. Il y a eu quatre bombes à Herat. Ton père ne voudrait pas que tu y ailles. Tu n'y vas pas!»»

Maryam a renoncé à son voyage, la mort dans l'âme.

Elle n'a plus jamais remis les pieds en Afghanistan.

Quel aurait été votre avenir si vous étiez restée en Afghanistan? lui ai-je demandé.

Elle réfléchit.

«Je serais mariée et j'aurais des enfants.»

Sa mère a eu le courage de tout quitter et de traverser trois continents et deux océans avec de jeunes enfants. Le destin de Maryam Monsef a basculé. Elle est devenue ministre des Institutions démocratiques dans le pays qui voulait sauver le sien.

Et elle n'est pas mariée.