Guy Boyer a bu sa vie pendant 40 ans. «J'ai fait des abus assez monstrueux», dit-il.

Il a renoncé à l'alcool en 2008. Et à la drogue en 2000. Mais il a vite trouvé une nouvelle béquille: le jeu. La dernière fois qu'il a joué, c'était en mars dernier. Il s'est installé devant un appareil de loterie vidéo dans un bar de la rue Saint-Denis à 11h du matin. Il est parti 15 heures plus tard, les poches vides.

Guy soupire. Il a 64 ans. Petit, cheveux gris épars, sourire désarmant. La vieillesse lui fait peur. Assis à la cafétéria de La Presse, il avale son café à petites gorgées. Il est 9h30 du matin. Bientôt, il va rejoindre le groupe de stagiaires de L'Itinéraire qui passe six jours dans la salle des nouvelles pour apprendre le b.a.-ba du métier.

Guy a une belle plume, mais il fait du journalisme à l'instinct. Il n'a aucune formation. Il lit beaucoup. Des essais, pas de romans. Et Foglia, son journaliste préféré.

Sa vie a été faite de hauts et de bas, mais surtout de bas. Il a souvent perdu son emploi à cause de son problème d'alcool. Sa lente dérive a commencé à l'adolescence. Influencé par ses frères et des amis «peu recommandables», il a bu et pris de la drogue. «Un peu d'héroïne et un peu beaucoup de cocaïne.» Il a traîné ses démons pendant 40 ans.

À la mort de sa mère, en 2002, il a hérité de 150 000$, une petite fortune qu'il a flambée en six ans. Ruiné, il a vu sa vie partir en vrille. Le jeu, les dettes, les loyers impayés. En 2010, il a perdu son logement. Il a entreposé ses meubles. Pendant deux ans, il est passé de l'Armée du salut, à la Maison du père, à l'Old Brewery Mission... Il n'a couché que deux ou trois fois dans la rue, une expérience traumatisante. Ses vieux os ont protesté.

- Et après?

- Je sais pas, ça s'embrouille.

- Comment ça se passait dans ta tête?

- Mal.

En décembre 2012, sa vie s'est stabilisée. Il s'est déniché une petite chambre dans un immeuble qui appartient à un organisme communautaire. Il vit dans le dénuement, mais avec un toit au-dessus de sa tête. Il a tout perdu, car il n'a pas payé le loyer de son entrepôt: «Mes meubles, mes électros, mes affaires pour faire la popote et des choses qui me tenaient à coeur.»

Guy est lucide, une lucidité douloureuse.

- As-tu des enfants?

- Non, une chance.

Et l'avenir?

- Il faut que je lutte pour pas jouer. Quand l'argent est là, je le dépense.

Il soupire de nouveau.

À l'aube de la vieillesse, il ne lui reste qu'un seul ami. Et beaucoup de regrets.

Il travaille à L'Itinéraire depuis un an et demi. «J'hais pas ça, mais je trouve ça difficile, vendre la revue. Les gens prennent les camelots pour des mendiants, alors que c'est pas ça.»

Guy n'a jamais mendié. Il a été dans la rue, oui, mais mendiant? Jamais.

Marie-Andrée est déjà au restaurant lorsque j'arrive. Elle a la tête penchée sur des documents. Elle doit couvrir un colloque sur les gangs de rue pour La Presse. On s'était donné rendez-vous à 8h30 du matin. Toujours en avance, toujours prête. Trop prête.

Marie-Andrée souffre d'anxiété chronique. C'est ce qui a bousillé sa vie. Le médecin lui a signé un papier: contrainte sévère et permanente à l'emploi. Ce diagnostic l'a soulagée. Elle pouvait enfin mettre un mot sur ce qui empoisonnait sa vie depuis des années.

Marie-Andrée a 32 ans. Elle est menue, habillée sobrement, mais avec élégance, on devine sa fragilité dans son regard hésitant. Elle habite dans une coopérative. «Je suis habituée de vivre avec pas grand-chose.»

Elle écrit dans L'Itinéraire depuis un an et demi. Elle a découvert non seulement un métier, le journalisme, mais aussi une famille qui partage ses valeurs: l'entraide, la solidarité, la justice. «Ils donnent la parole aux gens qui sont écrasés ou au bas de l'échelle.»

Avant de trouver cet équilibre fragile, Marie-Andrée en a arraché.

Elle a grandi dans un rang près de Victoriaville. Son père était agriculteur, un homme exigeant, colérique, parfois violent. Elle avait un jeune frère. À 14 ans, sa mère est partie sans laisser d'adresse.

«Elle étouffait, raconte Marie-Andrée. Mon père était dépendant affectif. Quand ma mère est partie, son monde s'est effondré, le mien aussi. Mon père était mon pilier.»

Son père se jette dans le travail. Marie-Andrée doit tenir la maison à bout de bras. Elle se sent débordée, jamais à la hauteur, toujours anxieuse. Elle s'isole et ne parle à personne. Elle perd du poids et elle a des crises de panique. Son père, lui, s'enferme dans sa peine, sourd aux besoins de ses enfants.

«Quand mon père se mettait en colère, je pensais que c'était de ma faute. Je me disais: «Si je suis parfaite, ça n'arrivera plus. C'est moi qui déclenche ses colères parce que je ne suis pas une bonne fille».»

La pression et l'anxiété la paralysent. «Je ne pouvais plus être moi-même. Tout était refoulé.»

À 19 ans, elle quitte son rang pour Montréal. Elle s'inscrit dans une technique au cégep, puis elle se déniche un travail dans un groupe communautaire.

«J'avais l'air d'une fille totalement normale. Tout allait bien, je fonctionnais.»

En 2009, elle rencontre un homme qui a 14 ans de plus qu'elle, un homme colérique, exigeant. Un clone de son père. Elle tombe enceinte et se fait avorter. Il lui fait des reproches. «Tu as tué mon bébé!»

Elle le quitte, mais le mal est fait, les vieilles blessures s'ouvrent. «Tous mes troubles sont remontés à la surface.»

Elle plonge dans une dépression profonde. «Il y a eu une cassure, le genre qui se répare jamais complètement. À L'Itinéraire, tu as du monde dans la rue ou des gens comme moi qui ont vécu une cassure qui les a jetés par terre.»

«Je venais de commencer l'université, j'étais toute belle. Six mois plus tard, j'étais morte. J'avais plus de vie, plus d'espoir, plus de rêve. J'essayais juste de survivre.»

Après deux années de noirceur, Marie-Andrée remonte doucement la pente. Elle reprend du poids. Un jour, elle tombe sur un exemplaire de L'Itinéraire. Elle a le coup de foudre. En novembre 2013, elle met les pieds dans leur local pour la première fois, puis elle commence à écrire des articles. Elle y prend goût.

«Je me sens bien entourée. Ici, je peux être vraie. Les gens sont authentiques. Quand tu leur demandes: «Ça va?», ils peuvent te répondre: «Non, ça va pas!» C'est comme une bouffée d'oxygène.»

Marie-Andrée se connaît par coeur. «Je suis en thérapie depuis 10 ans, je suis devenue une spécialiste de l'anxiété. Je connais tous les outils.»

Les outils et ses propres limites. «Je fonctionne, mais seulement si j'ai beaucoup de liberté.»

Elle se méfie de la pression. «Si je suis pas capable, je le dis et c'est accepté.»

C'est pour ça qu'elle aime L'Itinéraire.

Pour rejoindre notre chroniqueuse: mouimet@lapresse.ca