Je vous préviens, je n'ai rien vu. J'étais noyée au milieu d'un million et demi de manifestants, moi qui mesure à peine cinq pieds. J'ai vu des têtes, des dos, de l'asphalte, des souliers et des bouts de ciel, souvent gris, parfois bleu. La marée humaine? Je ne pouvais pas la voir parce que j'étais dedans. Il ne faut pas être agoraphobe pour couvrir une manifestation.

J'ai essayé de grimper sur un parapet pour voir plus loin que le bout de mon nez, mais toutes les places étaient prises. Évidemment. Paris était submergé par les manifestants: 1,5 million de personnes, la plus grande mobilisation depuis la Seconde Guerre mondiale.

Je le répète, je n'ai rien vu, ni le président François Hollande ni les grands de ce monde, Netanyahou, Mahmoud Abbas, Angela Merkel, les présidents de l'Ukraine et du Mali, le premier ministre britannique et même le roi et la reine de Jordanie... Le roi et la reine de Jordanie? Ils ont marché pour dire qu'ils n'avaient pas peur, qu'ils étaient solidaires et qu'ils pleuraient les morts, 17 en trois jours: des journalistes de Charlie Hedbo, des policiers, des otages.

Traitez-moi de naïve si vous le voulez, mais j'étais émue. Je sais, tout ce beau monde va se taper sur la gueule demain matin, Netanyahou et Mahmood Abbas vont continuer de se lancer des roquettes par la tête, tuant des innocents. C'est vrai, je ne le nie pas, mais je tiens à mon moment d'émotion, où j'ai cru, l'espace d'un instant, à la grandeur de l'âme humaine.

Le pari était osé: plus de 40 chefs d'État, 1,5 million de personnes dans les rues d'une ville au bord de la crise de nerfs. Une aubaine pour les terroristes. J'ai mis mes souliers de course et je les ai solidement lacés. J'étais prête à courir au milieu d'une foule en panique. Petite, mais prudente.

Après avoir tricoté à travers les rues étroites du 11e arrondissement, j'ai fini par aboutir sur le boulevard Voltaire où devait, en principe, passer le cortège des dignitaires. Le fond de l'air était frais. J'avais oublié ma tuque, moi, la Québécoise rompue aux grands froids. Je suis restée sur mon bout de trottoir pendant une grosse heure. Je regardais les gens défiler, chanter La Marseillaise et scander «CHARLIE! CHARLIE!» à pleins poumons. J'attendais patiemment Hollande et son gratin.

Tout le monde était de bonne humeur, un phénomène rarissime à Paris. J'ai écrasé des orteils, bousculé des gens, et personne, je dis bien personne, ne m'a engueulée. Du jamais vu. D'habitude, je me fais apostropher. «Holà! Ma petite dame! Mais ça ne va pas!» Rien de tout cela hier, pas de «ma petite dame» ni de «holà». Le Parisien était heureux, calme, détendu. Et solidaire. Quelqu'un avait sûrement trafiqué son ADN.

J'attendais donc Hollande depuis une heure en me gelant les oreilles, baignant dans la toute nouvelle harmonie parisienne. Rien. Toujours rien. J'ai fini par demander à un caméraman:

-Il s'en vient bientôt, Hollande?

-Mais ça fait longtemps qu'il est passé! Il retourne à l'Élysée.

Quand je vous dis que j'ai rien vu.

J'ai décidé d'aller à mon hôtel et de me scotcher devant la télévision.

Plus facile à dire qu'à faire.

J'ai été coincée dans un bouchon monstre. Un bouchon de piétons. Ça existe. Pouvais pas avancer, pouvais pas reculer, pouvais même pas bouger, la foule était trop dense. Je vous fais grâce des détails, mais j'ai fini par retrouver mon chemin. Il devait être 17h et des poussières, le soleil se couchait, le ciel était magnifique, teinté de rose et de gris. Les gens marchaient dans la rue en rigolant. Tout le monde se parlait. J'ai eu un autre moment de grâce, une bouffée de je-ne-sais-quoi qui rend le coeur léger. On dira ce qu'on voudra de la France, on peut se moquer de ses contradictions, de sa société empêtrée dans une bureaucratie cauchemardesque, de la montée de l'islamophobie et de l'extrême droite, elle n'hésite pas à se battre pour ses grands principes: la laïcité, la république et la liberté d'expression.

Quand j'ai allumé la télévision dans ma chambre microscopique, j'ai appris qu'il y avait eu un million et demi de manifestants à Paris et que Hollande et les dignitaires s'étaient promenés bras dessus, bras dessous. J'ai obtenu des faits, des chiffres, j'ai vu des images, j'ai entendu des commentaires, mais l'émotion, elle, était dans la rue.

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