Le journal Libération ressemble à une forteresse. À la porte, plusieurs policiers tiennent un fusil de gros calibre, prêts à tirer. Impossible d'entrer si on n'est pas invité. Et encore, il faut insister, montrer patte blanche.

Drôle de salle de rédaction. Elle est répartie sur quatre étages qui tournent en rond. Ça tourne, ça monte et ça descend. Pas étonnant, Libération s'est installé dans un ancien stationnement. À part son architecture déroutante, c'est une salle de rédaction classique avec des pupitres en désordre collés les uns sur les autres et des piles de dossiers poussiéreux qui menacent de s'effondrer. Du 6e étage, la vue sur Paris est époustouflante: la tour Eiffel, le Sacré-Coeur.

Mais personne n'a le temps d'admirer Paris. L'heure est grave. Mercredi, 12 personnes, dont 8 journalistes de Charlie Hebdo sont morts, tirés à bout portant par des hommes masqués et lourdement armés, un commando lié à Al-Qaïda.

Libération a tendu la main à l'équipe - du moins ce qu'il en reste - de Charlie Hebdo. À partir d'aujourd'hui, Libération va héberger les rescapés qui vont concocter un numéro post-fusillade, le premier, qui tirera à 1 million d'exemplaires. Un exploit pour ce journal satirique qui arrive de peine et de misère à vendre 60 000 exemplaires.

L'arrivée de Charlie Hebdo soulève des problèmes de sécurité. Libération a beau être une forteresse, la mort de 12 personnes laisse des séquelles et exige une sécurité accrue.

Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération, en est conscient. Il sort son cellulaire et compose le numéro du ministère de l'Intérieur.

«Il faut sécuriser l'immeuble, dit-il. Ce n'est pas réglé.»

Libération pourrait être dans la ligne de mire des extrémistes. Journal de gauche, il a déjà accueilli Charlie Hebdo en 2011, lorsque ses locaux ont été détruits par un incendie criminel dans la foulée de la publication d'un numéro qui se payait - encore - la tête du prophète Mahomet.

- Vous vous sentez en sécurité? ai-je demandé à la directrice adjointe à la rédaction, Alexandra Schwartzbrod.

- Si on se pose des questions, on est déjà en train de céder au terrorisme. On doit aider Charlie Hebdo et se battre pour qu'ils publient. C'est nous qui leur avons proposé de venir ici. C'est notre façon d'être solidaire.

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La salle de rédaction est calme, l'atmosphère feutrée. Au milieu, une vingtaine de personnes se réunit autour de la grande table pour faire le point. Les articles qui seront dans le journal du lendemain défilent: la traque, l'impossible surveillance de tous les djihadistes en France, la mobilisation des autorités musulmanes, les sports, la culture. Le train-train quotidien. Malgré tout.

Libération a été éprouvé. Un de ses journalistes, Philippe Lançon, était dans les locaux de Charlie Hebdo le matin fatidique où la quasi-totalité de la salle a été fauchée par les balles. Il signe des textes dans Charlie Hebdo.

«La maman de Philippe nous a appelés, elle était très inquiète», raconte Stéphanie Aubert, directrice adjointe à Libération. Personne n'avait de ses nouvelles et la vidéo où un des tueurs abat froidement un policier tournait en boucle sur l'internet.

«On ne savait pas si Philippe était mort ou vivant. On le cherchait partout», raconte Alexandra Schwartzbrod.

Philippe Lançon a été gravement blessé. Il est maintenant hors de danger, mais il devra être opéré.

Chacun a vécu la fusillade à sa manière. Lionel Charrier venait tout juste d'être nommé rédacteur en chef de la photo. Il avait commencé lundi. Deux jours plus tard, le carnage est arrivé comme une bombe qui a foutu en l'air sa routine et ses certitudes.

«La première heure et demie, j'étais sous le choc, au bord des larmes. Je vis dans le quartier, l'école de mon fils de 9 ans est proche. Tous les jours, je marche sur le trottoir, où le policier a été sauvagement abattu.» La mise à mort du policier a été filmée. Lionel Charrier a dû visionner la vidéo une vingtaine de fois pour la reproduire dans le journal.

Aujourd'hui, il va mieux. Il vit dans la bulle du journal, poussé par la nécessité de travailler. «Ça me sauve. Je bosse et je sais pourquoi je le fais.»

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Comment ai-je trouvé Paris, où j'ai vécu pendant quatre mois l'année dernière? Inchangé, même si la présence policière est plus lourde. Les manifestations? Il y a toujours des manifestations à Paris.

Je vivais dans le 11e arrondissement, à quelques coins de rue de la fusillade. Je suis donc revenue dans le 11e. Mêmes cafés, mêmes gens pressés, même crachin tenace qui vous rentre dans les os. Le ciel était gris et bas. Paris l'hiver.

J'ai pris la mesure de la détresse des Parisiens quand je suis montée dans un taxi.

«Ça devient grave, madame, ça devient grave, m'a dit le chauffeur. On n'est plus en sécurité. C'est l'horreur, la consternation, tout le pays est en choc. On est tous en colère.»

Haïtien d'origine, Willy Gourdet vit à Paris depuis 26 ans. Il conduisait prudemment dans la circulation échevelée de Paris. La radio était allumée. Il n'y en avait que pour la fusillade; les dernières nouvelles dites et redites; les terroristes en fuite, lourdement armés, dangereux, la policière abattue, la manifestation de dimanche...

À midi, la France a observé une minute de silence. J'étais encore dans le taxi. On longeait la place de la République, où de nombreux Parisiens se tenaient debout sous la pluie. Le silence a envahi l'auto. Le chauffeur a essuyé ses yeux avec sa main, puis il a répété: «Ça devient grave, madame, ça devient grave.»