«Chronique de la vie ordinaire», tel est le thème que nous avons proposé à nos chroniqueurs. Loin des grands débats de société qui sont généralement le lot de leurs réflexions ou de leurs coups de gueule, les chroniques qu'ils nous ont livrées n'en sont pas moins étonnantes. Des tranches de vie personnelles. Cette semaine, Michèle Ouimet nous offre une chronique touchante sur sa mère et la maladie qui l'afflige, elle et toute sa famille.

Un jour, je vais souffrir de la maladie d'Alzheimer. Je le sais, je le sens, et cette certitude me fait peur. J'oublie mes lunettes, mon portefeuille, mes clés. Dans l'ordre. Ou le désordre. Et comme j'ai trois paires de lunettes, j'oublie souvent. À chaque oubli, un signal d'alarme s'allume dans ma tête. Un signal ténu, mais obstiné.

Je ne suis pas paranoïaque, encore moins hypocondriaque, mais les chiffres sont accablants. Je les ai puisés dans le livre* de Judes Poirier et Serge Gauthier, deux médecins qui se sont penchés sur l'alzheimer.

«La proportion de gens souffrant de la maladie d'Alzheimer augmente de 6 à 8% chez les 65 ans, à plus de 40% chez les gens âgés de 80 ans et plus.»

Quarante pour cent. Un vieillard sur deux. Ou presque.

Comme j'ai l'intention de vivre vieille, ces statistiques m'effraient.

Ce n'est pas tout. «Le nombre de personnes atteintes va doubler d'ici une génération, atteignant plus de 80 millions d'individus dans le monde, à raison d'un nouveau cas toutes les cinq secondes.»

Toutes les cinq secondes.

Comme si ce n'était pas assez, «les deux tiers des patients souffrant d'alzheimer sont des femmes».

Des femmes.

Et cette petite phrase à la page 92: «La génétique joue un rôle prépondérant.»

Ma mère a l'alzheimer.

D'où mon pessimisme et ma résignation, qui se transforment parfois en désarroi.

* * *

Il s'appelle Barney Panofsky. Il est vieux, bougon, alcoolique. Et il a des trous de mémoire. C'est le personnage central du livre de Mordecai Richler Le monde de Barney. Un livre à la fois triste et drôle.

Barney Panofsky, juif montréalais, a eu trois femmes, quelques enfants et une vie mouvementée. À 67 ans, il est seul et il ressasse ses souvenirs avec une «redoutable mauvaise foi».

J'ai lu le livre à la fin des années 90 et j'ai presque tout oublié, sauf le passage sur les pertes de mémoire du vieux Panofsky. Il oublie le nom d'un objet et il se torture l'esprit pour le retrouver.

«Ce genre de mauvais tours que ma mémoire me joue de plus en plus souvent a le don de me mettre dans tous mes états, se plaint Panofsky. Tenez, hier soir encore, alors que j'allais m'endormir, impossible de me souvenir de ce truc qui sert à égoutter les spaghettis. Vous vous rendez compte ? J'ai dû m'en servir dix mille fois, je le vois distinctement et pourtant je suis infichu de dire comment ça s'appelle!»

Exaspéré, le vieux Barney finit par appeler son fils à Londres. Il le réveille au petit matin, car il oublie le décalage horaire.

«Il y a quelque chose qui me tarabuste, lui dit-il. Ce machin pour égoutter les spaghettis, comment ça s'appelle, déjà?

- Tu as bu?

- En aucun cas!

(...)

- Tu veux dire une passoire, c'est ça?

- Évidemment, une passoire! Je l'avais au bout de la langue. Tu me l'as enlevé de la bouche, en fait.»

Ce qui m'effraie, dans ce passage, c'est sa justesse: voir un objet familier et être incapable pendant des heures de se souvenir de son nom. La page blanche. Je pense à Barney Panofsky quand j'oublie le nom d'un film que j'ai adoré et que je fouille dans ma mémoire avec une obstination qui frôle parfois la rage.

* * *

Ma mère souffre d'alzheimer. Comme le vieux Panofsky, elle a commencé par de petits oublis. Au début, c'était drôle, charmant. Elle oubliait ses lunettes, son portefeuille, ses clés. Dans l'ordre. Ou le désordre. Elle mélangeait les noms de ses filles. On se racontait ses derniers oublis en souriant, surtout lorsqu'elle donnait le nom du chat à un de ses petits-enfants. Puis, ses oublis sont devenus plus fréquents et l'inquiétude a déboulé dans nos vies. Pour la première fois, l'alzheimer se frayait un chemin dans ma famille.

On prononçait le mot alzheimer sans trop y croire parce que c'était trop gros, trop effrayant. Pas nous, pas ma mère, pas cette femme vive qui avait élevé ses filles avec une énergie tout italienne.

Puis, il y a eu les tests, l'agressivité de ma mère, qui trouvait que les médecins lui posaient des questions «stupides», les oublis qui se multipliaient, les rues que ma mère ne reconnaissait plus même si elle les avait sillonnées pendant des années, l'inquiétude de mon père, qui répondait mille fois par jour aux questions de ma mère, toujours les mêmes, répétées à l'infini.

J'ai apprivoisé cette nouvelle réalité et ces mots qui faisaient maintenant partie de ma vie et que je me répétais d'abord avec incrédulité, puis avec résignation: ma mère a l'alzheimer.

Et le doute s'est insinué, puis incrusté: à quand mon tour?

* * *

On connaît peu de choses sur la mémoire. Elle est logée dans les deux hippocampes des hémisphères gauche et droit. Il existe différentes sortes de mémoire, m'a expliqué Marie-France Marin, doctorante au centre d'études sur le stress à Louis-H. Lafontaine : la mémoire procédurale (apprendre à faire de la bicyclette), la mémoire déclarative (tel mot veut dire telle chose), la mémoire implicite, explicite...

Quelle est la capacité de stockage de la mémoire? A-t-elle évolué à travers le temps? On ne sait pas, m'a répondu Mme Marin.

La mémoire, a-t-elle précisé, déborde des hippocampes et s'éparpille dans le cerveau. Elle se lie «avec plein d'autres structures».

Pour m'expliquer le phénomène, Mme Marin m'a parlé du patient HM qui a subi l'ablation d'un hippocampe. Son deuxième était endommagé. À la suite de l'opération, HM était incapable de faire de nouveaux apprentissages. Les informations ne restaient que quelques secondes dans son cerveau. Par contre, ses souvenirs antérieurs à l'ablation étaient intacts.

«Ses vieux souvenirs d'enfance étaient tellement gravés qu'ils ont survécu à l'ablation de l'hippocampe», m'a dit Mme Marin.

J'espère que mes souvenirs auront le temps de s'éparpiller et de se graver un peu partout dans mon cerveau avant que mes hippocampes foutent le camp.

* * *

Un corridor, des lits en enfilade, des murs bleu délavé. Ma mère est étendue sur une civière dans un coin des urgences d'un hôpital. Ses cheveux blancs effilochés encadrent son visage émacié. Elle est maigre et légère, d'une légèreté qui va avec le grand âge.

Elle a eu une faiblesse, une autre. Elle était au plus mal, mais maintenant, elle va mieux, beaucoup mieux. Elle a une résistance d'enfer, même si elle a 88 ans, qu'elle boit des gallons de café et fume comme une cheminée. Ma mère est un défi à la médecine moderne.

Je suis avec mes soeurs. Nous sommes debout autour de son lit et nous parlons de nos enfants. Ma mère nous regarde et sourit, un sourire décroché de la réalité, vidé de toute compréhension. Elle erre quelque part dans son monde, avec ses fantômes et ses lambeaux de mémoire. «On s'en va!», dit-elle tout à coup. On se regarde, un peu interloquées.

«Tu veux qu'on parte?

- Non, on s'en va, j'en ai assez», répète ma mère.

Elle pense qu'elle est au restaurant. Pourtant, le décor déprimant n'a rien d'un restaurant: les appels lancinants crachés par l'interphone, les infirmiers qui s'activent, les murs bleu neurasthénique, les civières en rangs d'oignons, les odeurs, les malades à peine cachés par des rideaux à roulettes.

Ma mère est perdue, confuse. Et obstinée. Elle veut s'habiller et partir. On la retient, on lui explique, on la rassure, puis on la quitte, inquiètes et tristes. Il est 15h.

Le soir, je suis avec ma soeur. Mon cellulaire sonne, c'est ma mère. Elle croit encore qu'elle est au restaurant, elle ignore lequel. Elle est affolée. Pendant un court instant, je me dis qu'elle s'est habillée et qu'elle a quitté les urgences en douce.

«Mais où es-tu?

- Je ne sais pas, répond-elle.

- Tu es à l'hôpital?

- Est-ce que je suis à l'hôpital ou au restaurant?X crie ma mère.

Une femme prend le téléphone. C'est une infirmière. «Tout va bien, votre mère a paniqué parce qu'elle était incapable de rejoindre votre père.»

Tout va bien, a dit l'infirmière. Non, tout ne va pas bien. Cette femme maigre et hagarde qui confond les urgences avec un restaurant n'est pas ma mère. Je m'ennuie de ma mère, à qui je racontais ma vie avec mille détails, ma vraie mère que la maladie m'a volée.

Je raccroche, puis je regarde ma soeur. On rit. Un fou rire nerveux et libérateur.

* * *

Tout joue contre moi: les statistiques, l'hérédité et même ma santé de fer. Je vais vivre vieille, je le sais, je le sens, avec ou sans mémoire.

Je répète ce sophisme: la mémoire est une faculté qui oublie; j'oublie, donc j'ai de la mémoire. Je vais finir comme les témoins de la commission Gomery qui ne se souvenaient plus de rien.

Pour l'instant, je n'ai que des trous de mémoire. Mes clés, mes lunettes, mon portefeuille, dans l'ordre ou le désordre. Je me rassure en lisant cette phrase tirée du livre des Drs Judes Poirier et Serge Gauthier. «La majorité des gens dont la mémoire vacille n'ont pas la maladie d'Alzheimer.»

Mais il reste le poids de l'hérédité.

Serge Gauthier, que j'ai attrapé entre deux avions, me libère d'une partie de mes craintes. Il ne faut pas surestimer le facteur génétique, dit-il. Plus un patient est âgé lorsqu'il est atteint de l'alzheimer, plus le risque de transmettre la maladie à ses descendants diminue.

Ma mère était vieille quand les premiers symptômes sont apparus. N'empêche, j'ai des trous de mémoire. Un jour, il y aura tellement de trous qu'il ne restera plus de mémoire.

*Judes Poirier, Serge Gauthier. La maladie d'Alzheimer, éditions du Trécarré, 2011.