Trois heures du matin. La nuit est fraîche, le ciel dégagé. Dans le parc de la place Saint-Pierre, des centaines de gens dorment collés les uns sur les autres. Ils n'ont pas de tente, pas de couverture.

Ça fait huit jours que le tremblement de terre a frappé Port-au-Prince. La communauté internationale s'est mobilisée et le monde entier a envoyé des équipes de secours. Pourtant, rien ne s'est rendu à la place Saint-Pierre. Les sinistrés n'ont qu'un drap pour se protéger de la fraîcheur de la nuit.

 

Même misère au Champ-de-Mars, dans le centre-ville, et dans les quartiers populaires, comme Carrefour-Feuilles et Canapé-Vert. Pas de tente, pas de couverture, pas de nourriture, pas d'eau. Les gens dorment dans des parcs ou dans la rue, dans le plus grand dénuement.

Près de 400 000 personnes sont sans abri à Port-au-Prince.

La nuit, la ville est laissée à elle-même. Plongée dans le noir, sans électricité, ni protection. J'ai arpenté la ville, à pied et en auto, de 3h à 7h du matin et je n'ai croisé que cinq policiers haïtiens. Je n'ai pas vu l'ombre d'un soldat américain, encore moins une patrouille de l'ONU.

J'ai parcouru la ville avec Rodny, un Haïtien chauffeur d'autobus transformé en traducteur le temps d'un tremblement de terre. Il m'a emmenée dans son quartier, Carrefour-Feuilles.

«C'est un quartier pauvre?» lui ai-je demandé.

«Tout le monde est pauvre, en Haïti», m'a-t-il répondu.

Le soir, les gens bloquent les rues avec des roches pour empêcher les autos de circuler. Les plus chanceux étendent un matelas, les autres se couchent sur l'asphalte. La nuit se remplit de bruit: les pleurs d'un enfant, les chants d'un pasteur, les aboiements d'un chien, les échos d'une radio, les toux, les raclements.

Les gens dorment tout habillés devant leur maison. Ou ce qu'il en reste. Les résidants s'organisent pour assurer leur protection. Au bout de la rue Laraque, un grand gaillard marche de long en large, une machette à la main. «J'éloigne les voleurs, explique Jasmin Frantz. Ce soir, je travaille de minuit à 4h.»

Au Champ-de-Mars, les gens dorment dans un grand parc en face du palais présidentiel. Une entêtante odeur d'urine flotte au-dessus du camp. Il n'y a pas de toilettes.

Vladimir est assis sur un banc, les bras croisés. Il n'arrive pas à dormir. «J'ai mal à la gorge», dit-il.

Il dort ici depuis huit jours. Sa maison a tenu le coup, mais le séisme l'a fissurée. Il n'ose pas y dormir. Tous les matins, il retourne chez lui et prend un peu de nourriture, mais il a épuisé ses réserves.

«Je n'ai plus rien, dit-il. J'ai hâte que les banques ouvrent, je ne peux pas retirer d'argent ni utiliser mes cartes de crédit. Les institutions sont fermées, le système s'est écroulé.»

Je distingue mal ses traits, il fait trop noir. Il a 49 ans. Il travaille comme agronome au ministère de l'Agriculture. Il a appris à connaître ses nouveaux voisins. Tous les soirs, il se couche à côté de la même famille, une mère avec ses deux enfants. Pauvre, illettrée. Ils ont sympathisé.

«Beaucoup de choses nous séparent, l'argent, l'éducation, dit-il, mais on est tous haïtiens et on est tous dans le même bateau.»

Cinq heures et demie. Nous nous dirigeons vers le bas de la ville, une zone rouge située près de la mer. C'est là que rôdent les pillards.

L'endroit est fantomatique. Des rues larges, désertes, avec des édifices en lambeaux. Des jeunes qui réchauffent leurs mains au-dessus d'un feu allumé dans une poubelle au milieu de la rue. Des scènes de film sur la fin du monde.

En face du commissariat, cinq policiers armés sont assis dans la rue.

«La nuit a été calme, dit le chef, Eliassaint Saul.

- Les autorités affirment que la violence a été montée en épingle.»

Il me regarde, quasiment insulté. «Pardon? Il y a beaucoup de violence dans le centre-ville. Les jeunes pillent les magasins et se bagarrent entre eux. Et ça va empirer si l'aide n'arrive pas.»

Sept heures. On remonte tranquillement vers Pétionville. Une voiture roule devant nous, le coffre bourré de linge. «C'est l'exode, dit Rodny. Ceux qui ont de la famille ou des moyens quittent Port-au-Prince.»

Il monte le volume de la radio. La voix de Bob Marley envahit l'auto. Rodny fredonne: «Everything's gonna be all right.»

Faute de le croire, il le chante.