Sur la photo en noir et blanc, on discerne nettement les sept soeurs. Debout côte à côte dans leur robe légère, elles regardent fixement l'objectif. En arrière-plan, la ferme familiale.

Combien ont été agressées par leur frère aîné? Lucie l'ignore. Deux, trois peut-être. Elle soupire et replace la photo dans l'album.La première fois que son frère l'a touchée, elle avait 8 ans. C'était l'été, il faisait chaud. Elle était dehors, étendue sur une couverture. Son frère s'est approché doucement, puis il s'est couché sur elle. «Ça me chatouillait entre les jambes», raconte Lucie.

Elle ne comprenait pas ce qui se passait, mais elle sentait que quelque chose clochait.

«Pendant des années, je me suis laissé faire, ajoute-t-elle. Il se collait. J'étais tellement jeune. Je ne disais rien.»

Il n'a jamais été violent, il ne l'a jamais pénétrée, mais il revenait sans cesse, la collait, la caressait. Sauf une fois. Elle avait 14 ans, lui 20. Elle lisait près de la fenêtre. Son frère est entré dans la chambre.

«Ma mère était en bas, dans la cuisine. Il m'a couchée sur le lit, puis il m'a prise de force. Je me suis débattue, mais je n'ai pas osé crier. Ça s'est passé vite. J'étais très fâchée.»

Il ne l'a plus jamais touchée. Il y a eu un froid entre eux jusqu'au jour où elle a pris son courage à deux mains et a osé l'affronter. C'était au milieu des années 90, quelques mois avant la mort de son frère. Elle avait 40 ans.

Elle était en visite chez lui. Aux premières lueurs de l'aube, ils se sont retrouvés dans la cuisine pendant que les autres dormaient.

«Je lui ai dit: «Tu m'as fait du mal.» Il a baissé les yeux. «Tu m'as forcée.» Il m'a répondu qu'il ne s'en souvenait pas. Il souffrait beaucoup. Son cancer. Il m'a avoué qu'il avait fait du mal à d'autres femmes. À la sienne aussi. Il l'a battue. Il s'en voulait énormément.»

Aujourd'hui, Lucie a 55 ans. Elle a longtemps traîné son passé incestueux. «J'ai gardé cette boule à l'intérieur de moi. Quand je faisais l'amour avec un homme, je pensais à mon frère.»

Elle a fait une dépression, elle a vu des psychologues. «Ils m'ont dit que la meilleure façon de s'en sortir, c'était de parler. Alors je parle.»

IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII

Son père était agriculteur. Ils vivaient pauvrement dans un village en France. «On avait des trous dans nos souliers», rappelle Lucie.

Une enfance difficile. Une mère froide et distante qui élevait ses enfants à coups de claques. Un père dur, autoritaire. Des parents très religieux. Ils étaient neuf enfants, Lucie était au milieu. Les sept filles dormaient dans une chambre, les deux garçons dans une autre.

Elle a émigré au Québec au milieu des années 70. Le besoin de mettre un océan entre elle et sa famille. Elle a jeté son ancre sur la Rive-Sud, dans une petite maison située au milieu d'une rue paisible.

Elle étale ses albums de photos sur la table de la cuisine et tourne lentement les pages. Elle parle avec un accent français mâtiné de québécois.

«Ici, c'est mon frère», dit-elle en pointant la photo d'un grand maigre. Bel homme, cheveux noirs en bataille.

«Là, c'est ma mère.» Une femme courte, cheveux blancs, pommettes rougeaudes. Le physique d'une femme qui a travaillé dur toute sa vie. Elle vit toujours dans son village en France.

Lucie n'en veut pas à son frère. «Je l'aimais beaucoup», dit-elle. Par contre, elle est en colère contre sa mère. Une immense colère. Elle savait que son fils touchait ses filles. Elle n'a rien dit. Jamais. Lucie l'a appris peu de temps après la mort de son père au début des années 2000.

La vérité est sortie lors d'une conversation téléphonique, Lucie au Québec, sa mère en France. Lucie avait 50 ans, sa mère 80.

«Ma mère m'a demandé pourquoi j'étais partie si loin, au Canada, raconte Lucie. Je lui ai dit: «Mon frère m'a fait mal.» Elle m'a demandé: «Qu'est-ce qu'il t'a fait?» Elle insistait. Je lui ai répondu: «Ce qu'un homme fait à une femme.» Elle m'a dit: «Je le savais, je t'ai vue, collée sur ton frère, dans mon lit.» Je lui ai crié: «Pourquoi tu nous as pas chicanés? Tu te gênais pas pour nous donner des claques pour une vaisselle mal faite!» Elle m'a lancé: «C'était pas de mes affaires!»»

Elle en veut terriblement à sa mère. Pas question de pardonner, encore moins d'oublier. «Elle peut mourir, ça ne me dérangerait pas», crache Lucie.

Elle jure qu'elle est heureuse avec son mari et ses enfants, mais les souvenirs sont là, tenaces. Ils lui collent à la peau. Elle n'arrive pas à oublier les assauts de son frère et le silence de sa mère. Surtout le silence. Ils empoisonnent sa vie. Elle croit qu'en parlant, elle réussira à évacuer la colère qui l'étouffe.