J'aimerais vous causer de laideur un instant. Je sais qu'on peut difficilement parler de laideur parce que celle-ci fait rarement l'unanimité. Elle divise, elle renvoie à la beauté, laquelle divise encore plus. Mais je veux quand même vous dire que je trouve qu'une majorité des dépanneurs montréalais sont franchement hideux.

Je veux bien prêter une oreille sensible à ceux qui trouvent que ces lieux sont «pittoresques» et symbolisent les derniers vestiges de la vie de quartier. Je suis prêt à me laisser attendrir par leur triste sort (je vous recommande en passant la lecture de l'excellent livre Sacré dépanneur! de Judith Lussier). Je suis prêt à appuyer tous ceux qui tentent en ce moment de sauver cette invention des années 70.

C'est parce que je suis prêt à tout cela que je viens sonner l'alarme. Les dépanneurs vont mal. Ils sont devenus des lieux anonymes, sans personnalité, sans âme. Ils sont des entrepôts affligeants dans lesquels on empile des produits qu'on ne prend même plus la peine de sortir de leurs boîtes. Ils doivent leur existence à la vente des petits vices du quotidien : l'alcool, la loterie, le tabac et les jujubes.

Mercredi dernier, en compagnie de mon collègue Ivanoh Demers, j'ai effectué une tournée de dépanneurs dans divers quartiers de Montréal (Rosemont, Centre-Sud, Villeray, Hochelaga-Maisonneuve et Plateau Mont-Royal). Nous n'avons eu aucune difficulté à dénicher des exemples flagrants de la détérioration qui s'opère. Partout, on a rencontré la déprime, parfois même le glauque.

Dans ces lieux sinistres, la désolation règne avec, comme toile de fond, le bruit des moteurs des frigos.

Les devantures sont grillagées et tapissées d'innombrables logos et d'images publicitaires de toutes sortes, les enseignes (quand il y en a) sont dépourvues de caractère, les planchers, souvent ondulés et rapiécés, sont d'une propreté douteuse, l'éclairage offre la plupart du temps la terrible violence des néons (quoique j'aie vu le contraire dans un dépanneur où toutes les lumières étaient éteintes).

Dans certains dépanneurs, j'ai aperçu des plafonds jaunis par d'anciennes infiltrations d'eau, j'ai vu des murs fissurés et tellement fatigués qu'ils étaient incapables de supporter des tablettes, j'ai senti des odeurs désagréables de fruits oubliés et d'humidité, j'ai rencontré des propriétaires qui n'avaient même plus envie de dire merci en rendant la monnaie.

Près de 1500 dépanneurs à Montréal

Il existe 1497 dépanneurs sur le territoire de l'île de Montréal. Près de 55% d'entre eux fonctionnent sans enseigne. Près de 15% offrent de l'essence. On peut donc affirmer que le nombre de «petits dépanneurs indépendants» est énorme. Ces chiffres m'ont été confirmés par Guy Leroux, porte-parole de l'Association québécoise des dépanneurs et créateur du site web DepQuébec.

«La grande majorité de ces dépanneurs vivotent», m'a dit Guy Leroux. La suprématie des supermarchés a été le premier coup dur pour ces commerces. L'arrivée des dépanneurs à enseigne, la multiplication des lieux spécialisés (épiceries fines, fruiteries, etc.), la forte diminution du nombre de fumeurs, la contrebande de tabac, tout cela a achevé le travail.

Pourtant, on a besoin de ces petits dépanneurs. Ils sont essentiels lorsqu'on attend quatre amis pour souper, qu'il nous faut une gousse d'ail pour une recette et qu'il est 17h.

Ils deviennent de véritables sauveurs quand on se rend compte que le lait dont on ne peut se passer dans le café ou dans les céréales est absent du frigo.

Je ne suis pas le seul à me rendre compte de la mort lente des dépanneurs. Des défenseurs du patrimoine ont lancé il y a quelques années un mouvement de protection des commerces de coin dans certains arrondissements. Malheureusement, s'ils abritaient autrefois de petites épiceries ou des «restaurants du coin», ces endroits coûtent souvent trop cher pour les propriétaires de dépanneurs d'aujourd'hui.

Des dépanneurs «hipstérisés»

Fort heureusement, ce ne sont pas tous les dépanneurs montréalais qui sont laids. Parfois, on tombe sur un dépanneur qui ne donne pas envie de s'enfuir en courant après avoir attrapé un sac de fromage en grains. Parfois, on a même envie de faire un brin de causette avec le ou la propriétaire pour parler des déboires du CH ou de la météo.

Il y a de nombreux exemples de dépanneurs bien tenus. Le dépanneur Bertrand, coin De Castelnau et Saint-Denis, est un lieu agréable où l'on sent l'amour de son propriétaire pour son commerce. Sachant que je préparais cette chronique, des collègues ont tenu à défendre «leur» dépanneur de quartier. On m'a parlé de Chez Joe, coin Legendre et De Chateaubriand, dans l'arrondissement d'Ahuntsic. On m'a aussi parlé en des termes fort élogieux d'Alescio, rue Van Horne.

Il y a aussi, depuis quelques années, la vague des dépanneurs «hipstérisés» par de jeunes propriétaires audacieux, notamment dans le Mile End. Le résultat devient un mélange du dépanneur classique et de l'épicerie fine où l'on trouve des billets de La Poule aux oeufs d'or, des journaux, mais aussi des bières importées et des sandwichs prosciutto-mozzarella faits sur place.

Les conditions dans lesquelles doivent évoluer les propriétaires de dépanneurs sont extrêmement difficiles. Les règlements sont nombreux, les taxes sont élevées et la marge de profit est faible. Dans ce contexte, l'embauche d'employés est devenue une chose difficile. Cela explique sans doute pourquoi vous apercevez le propriétaire de votre dépanneur derrière son comptoir de 7h à 23h.

Le dépanneur québécois vit des moments difficiles. Il est en dépression. Le dep du coin a la dep. Où trouvera-t-il des antidépresseurs? Certainement pas chez le pharmacien du coin. Ça n'existe plus.

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À lire : Sacré dépanneur!, de Judith Lussier et Dominique Lafond; Éditions Héliotrope

À voir : Roger Toupin, épicier variété, sur le site de l'ONF

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Le bon goût à la québécoise

Avez-vous remarqué la présence du «cabanon» hideux qui se trouve juste en face du Centre de recherche du CHUM, à l'angle de l'avenue Viger et de la rue Saint-Denis? Il est là depuis l'inauguration du Centre, soit depuis 2011. Il se trouve dans le petit parc (propriété de la Ville de Montréal), juste devant le square Viger. Il abrite des installations électriques du CHUM. Il est tout de même ahurissant qu'une telle horreur, faite de revêtement en vinyle brun, ait été érigée juste devant l'édifice élégant et anthracite qui a coûté des centaines de millions de dollars. Ceux qui ont pris cette décision méritent un prix citron d'architecture et de jugement. Au CHUM, on m'a expliqué que c'était le partenaire privé du CHUM qui avait pris cette décision. Voyant la nature de mes questions, les responsables du CHUM m'ont aussi dit, après quelques vérifications et consultations, que ce bâtiment était temporaire et que quelque chose d'autre devrait être construit. À suivre.