Chaque fois qu'on se dit que c'est enfin terminé avec le cliché du trappeur, il y a un Français pour nous le ramener en pleine face. On reçoit cela comme un coup en bas de la ceinture... fléchée. Cette fois-ci, c'est le journaliste Julien Bouré, du magazine Elle à table, qui nous sert un plateau de clichés sur le Québec.

Le prétexte de ce reportage réalisé en «Nouvelle-France» est l'offensive que Ricardo Larrivée est en train de faire chez nos cousins de l'Hexagone. Après avoir conquis le Canada tout entier avec ses livres, ses magazines et ses émissions de télévision, le cuisinier-animateur-homme d'affaires part à la conquête de la France, un bastion de la gastronomie difficilement prenable pour un étranger. Outre son charme et son talent de communicateur, Ricardo peut compter sur un livre de recettes qui a pour titre Un Québécois dans votre cuisine, publié chez Larousse, pour séduire le public français.

Si une version raccourcie du reportage circule depuis mardi sur le web, le magazine consacre pas moins d'une vingtaine de pages à notre Ricardo national. On y retrouve de magnifiques photos, mais aussi des textes qui contribuent, une fois de plus, à nous faire passer pour des ploucs qui vivent au XVIIIsiècle. Flanqué du titre «Punk iroquois», le reportage nous présente Montréal (une ville qui a de «faux airs de Gotham City»), quelques restos branchés ainsi que le «magnat des médias culinaires».

On apprend que Ricardo vit à proximité du «fort de Chambly, au bord d'un affluent houleux du Saint-Laurent qui a dû servir de décor à la geste de Jacques Cartier et aux guerres indiennes» et que sa maison-studio a le confort du «gentleman-trappeur».

Après avoir avalé de travers cette poésie mielleuse en guise d'antipasti, on attaque ensuite ce plat de clichés: «Il y a chez lui, comme en tout Québécois, une vénération de la retraite dans l'érablière, équivalent autochtone de la palombière ou de la datcha. [...] Pendant le temps des sucres, un porc est traditionnellement sacrifié et congelé en plein air, véritable garde-manger dont on tire des charcuteries fumées au bois.»

Plutôt que de comparer Ricardo à Jamie Oliver (une image qui serait facilement comprise des Français), le journaliste écrit plutôt ceci: «L'appétit autonomiste de Ricardo évoque le fonctionnement des anciens établissements pionniers, ces sociétés de défricheurs capables de tout produire en autarcie, comme autant de petites arches de Noé.» Traduction: «Ôte-toé de là, chose, les Québécois en ont vu d'autres.»

Je lisais ces passages qui ont suscité le sarcasme chez les internautes mardi et je repensais à ce reportage d'une télé française sur l'hiver québécois et le déneigement diffusé il y a deux ans. C'était l'apocalypse, rien de moins. Je pensais aussi à ce billet que Monique Giroux, la plus grande adoratrice de la France que le Québec a produite, a publié cet été pour décrire son ras-le-bol des journalistes français qui écrivent des énormités sur les chanteurs québécois. Si Monique est tannée, imagine...

Que se passe-t-il avec nos cousins français? Ou bien ils écrivent des âneries à notre sujet, ou bien ils nous figent dans un passé qu'on a depuis longtemps décomposé et recomposé. Pourquoi tiennent-ils tant à cette Nouvelle-France folklorique?

J'ose une réponse: est-ce que cela les conforte dans leur rôle de colonisateurs? Il faudrait que ces Français (ce ne sont pas tous les Français, fort heureusement, qui pensent ainsi) comprennent une fois pour toutes que ce n'est pas parce que nos ancêtres ont quitté la France il y a quatre siècles que nous vivons encore comme à cette époque.

Quand un journaliste québécois rencontre une star française, est-ce qu'il tapisse son texte de clichés folkloriques? «Catherine Deneuve refuse de se laisser conduire en limousine. Elle préfère sa bonne vieille 2CV, le même modèle que l'on voit dans la série des Gendarmes avec Louis de Funès. Le soir venu, la star troque ses escarpins Louboutin contre des sabots bretons et sa tunique Saint Laurent contre une jupe de ramasseuse de lavande typiquement provençale. Elle relaxe ensuite en s'offrant un plateau de calissons et de nougats.» Non mais, vous voyez cela?

J'avoue que j'ai du mal à voir clair là-dedans. D'un côté, on aime nous imaginer dans une cabane en bois rond en train de mastiquer de la babiche et de faire du tapis avec de la guenille, mais d'un autre côté, on nous glisse à l'oreille sur un ton hautain: «Débarrassez-vous de ce terrible accent du XVIIIsiècle», comme l'avait niaiseusement dit Thierry Ardisson à Nelly Arcan lors de son passage à Tout le monde en parle en France. On tresse de la guenille ou on change notre accent? Faudrait vous brancher, chers cousins adorés.

Ce qui est étrange avec ce reportage d'Elle à table, c'est que le journaliste a également profité de sa visite pour découvrir quelques hauts lieux de la gastronomie montréalaise et des tables qui symbolisent l'innovation (Montréal Plaza, H4C, Candide, Manitoba, Le Vin Papillon). Il a fait de très bons choix et ses appréciations sont justes. Il a fallu que son enfilade de clichés gâche tout.

Malgré Xavier Dolan, Ariane Moffatt et Coeur de pirate qui sont de bons ambassadeurs, plusieurs Français débarquent chez nous à la recherche d'un Québec qui n'existe que dans des randonnées de traîneaux à chiens, des cabanes à sucre et des danses carrées.

On veut bien partager ce folklore. Mais ce folklore demeure du folklore. Il faudrait que ceux qui viennent nous découvrir fassent la part des choses entre leurs fantasmes et la réalité.

Interrogé par le journal Métro mardi, Ricardo a dit avoir été surpris quand il a lu ce reportage d'Elle à table. Il a aussi dit que le journaliste français n'était pas animé par de mauvaises intentions et que c'est l'attrait du rêve et de la liberté dont rêvent les Français qui l'a poussé à écrire son reportage ainsi.

Je souhaite de tout coeur que cela fonctionne pour Ricardo en France (on m'a dit mardi soir qu'il y a un gros buzz autour de lui). Ce serait une belle victoire. Mais il doit se dire qu'outre le redoutable protectionnisme qui entoure la gastronomie française, il devra affronter les préjugés et les clichés qui nous guettent encore. Je souhaite surtout que Ricardo arrive à faire cette conquête sans raquettes ni ceinture fléchée.