Ce qui me dérange dans cette affaire de Claude Jutra et de présumée pédophilie, c'est l'invisibilité des témoins. Qui sont ceux qui ont dit à l'auteur de la sulfureuse biographie en librairie depuis mardi que Claude Jutra était pédophile? On ne le sait pas. C'est le silence sur le plateau!

Je ne mets pas en doute le travail d'Yves Lever, spécialiste du cinéma québécois, ancien professeur et auteur de plusieurs ouvrages. Je lui ai reparlé lundi. Il m'a redit qu'il était solide sur ce qu'il avance et qu'il avait une grande crédibilité. «Si d'autres veulent faire une biographie de Claude Jutra, qu'ils le fassent», m'a-t-il dit avec beaucoup d'assurance.

Yves Lever a interviewé une trentaine de personnes pour écrire son livre. Une dizaine lui ont affirmé que Claude Jutra avait eu des relations sexuelles avec des garçons de 14 ou 15 ans, «même plus jeunes». Vendredi, Yves Lever m'a dit qu'il y avait au moins une victime de moins de 14 ans. Lundi, il m'a dit qu'il y en avait plus qu'une.

L'auteur prétend qu'il n'a parlé à aucune des victimes. «C'étaient tous des inconnus. C'étaient des garçons de passage», a-t-il dit pour paraphraser un extrait de la chanson L'oubli de Michel Rivard.

Les témoignages recueillis par Yves Lever viennent surtout de gens (des adultes) qui ont connu Jutra sur le plan personnel ou professionnel et qui auraient été témoins de ces actes. «Vous n'avez qu'à consulter les génériques des films de Jutra pour les retracer», m'a dit Yves Lever.

Depuis vendredi dernier, La Presse a tenté de parler à des gens qui ont côtoyé Jutra dans les années 70 et 80. Plusieurs des personnes jointes ont refusé nos demandes d'entrevue.

Pourquoi, alors que Claude Jutra est mort en 1986, ces gens refusent-ils de parler à visage découvert aux médias? Ont-ils l'impression d'avoir cautionné pendant toutes ces années des gestes répréhensibles de la part de Jutra? C'est ce que je crois. Ils ont vu des choses et aujourd'hui ils ressentent une forme de gêne. De grande gêne.

Ils n'ont pas envie non plus de participer à la démolition d'un mythe. Ils ne veulent surtout pas ternir l'image de celui qui fut un ami, un maître. Ça serait trop douloureux.

Au moment où je m'entretenais avec Yves Lever, Québec Cinéma tenait une réunion d'urgence afin de décider si on allait retirer ou pas le nom du célèbre cinéaste des trophées distribués par l'organisme. Le comité a annoncé en fin d'après-midi qu'il se donnait quelques jours avant de trancher cette épineuse situation.

Je pense que le comité veut également soupeser l'opinion publique. Et à la lumière des nombreux courriels que je reçois depuis deux jours et des centaines de commentaires publiés sur les réseaux sociaux, le public désire qu'on retire le nom de Jutra de ce trophée.

Dans ma chronique de samedi dernier, je disais que malgré cette découverte, «il fallait être capable de faire la distinction entre l'homme et l'oeuvre». Je continue de le croire. Je pense qu'on peut continuer à trouver ses films magnifiques et pertinents malgré cet aspect de sa personnalité.

Le problème avec un trophée, c'est qu'il est tangible. C'est un objet qu'on reçoit à la télé devant des milliers de téléspectateurs et qui symbolise autant l'homme que l'oeuvre. Je peux très bien comprendre le malaise que pourrait ressentir un lauréat au gala du 20 mars prochain. On n'a pas tous eu le même parcours de vie et vécu les mêmes expériences. Comment certains finalistes réagiront-ils quand ils entendront le fameux: «Et le Jutra va à...»?

Mais au-delà de ce trophée et des nombreuses rues qui portent le nom de Claude Jutra, il y a ce choc collectif. Le Québec n'a pas beaucoup de héros. Il en avait un d'absolument fabuleux en la personne de Claude Jutra dont le film Mon oncle Antoine est qualifié régulièrement dans des sondages de «plus grand film canadien de tous les temps».

Et là, tout à coup, le mythe Jutra est durement ébranlé. En l'espace de cinq pages, on déboulonne la statue du socle. C'est l'autre drame de cette affaire. Encore hier, nous regardions le cinéma vérité de Jutra avec émerveillement. Aujourd'hui, nous cherchons une vérité qui fait mal. Et celle-là n'est pas sur pellicule.