L'autre jour, au hasard d'une balade sur les trottoirs glacés de Montréal, j'ai voulu m'arrêter au Musée des Hospitalières de l'Hôtel-Dieu. Bon, je le reconnais, c'était au départ pour me réchauffer. Manque de pot, le musée était fermé. J'ai quand même pris le temps de regarder le magnifique édifice de l'Hôtel-Dieu et de songer à son sort lorsque le CHUM verra le jour. J'ai évidemment eu l'affreuse vision de ce splendide lieu transformé en immeuble à condos.

Les histoires de lieux patrimoniaux plongés dans le néant faute d'idées ou de moyens sont monnaie courante chez nous. La maison de l'ancien premier ministre Paul Sauvé à Saint-Eustache, dont la survie est loin d'être assurée, faute d'argent pour la rénover, en est le plus récent exemple.

Le Québec n'est pas assez riche pour maintenir en vie tout son patrimoine. Ça, on le sait. Mais on doit aussi se poser des questions sur notre réel attachement aux vestiges du passé. C'était le sujet de l'excellent reportage de mes collègues Fabienne Couturier et Carole Thibaudeau le week-end dernier, où il était question de maisons patrimoniales en quête d'un bienveillant propriétaire. Voulons-nous prendre en charge un lieu patrimonial ou est-ce juste un maudit paquet de troubles?

J'avais encore en tête toutes ces questions alors qu'une délicieuse petite chose qui a pour titre Le manteau de Proust m'est tombée entre les mains. Cette plaquette est un hommage aux fabuleux gardiens du passé.

L'auteure Lorenza Foschini commence son récit par une visite dans les caves du musée Carnavalet à Paris pour y voir le manteau qui a appartenu à Marcel Proust. Elle le retrouve couché dans une grande boîte en carton et enveloppé dans du papier de soie, embaumant le camphre et la naphtaline. Il est défraîchi, élimé, rongé par les mites. Elle décrit l'émotion qu'elle ressent au toucher de ce manteau qui était devenu une deuxième peau pour l'auteur d'À la recherche du temps perdu.

Proust se séparait rarement de cette pelisse doublée en loutre. Il l'avait toujours sur lui lorsqu'il honorait les salons parisiens de sa présence ou qu'il errait dans les corridors du Grand Hôtel de Cabourg. Il s'en servait même comme couverture lorsqu'il écrivait, allongé dans son lit.

Lorenza Foschini tire ensuite sur le fil et nous raconte l'odyssée de ce manteau. Elle nous fait découvrir un certain Jacques Guérin, parfumeur de profession, devenu riche grâce à l'entreprise familiale. Il fut l'un des plus grands admirateurs de Proust et son collectionneur le plus enflammé.

Cette passion est déclenchée un jour de 1935 où Guérin s'arrête dans une librairie. Il confie au propriétaire qu'il collectionne des manuscrits de Baudelaire, Apollinaire, Proust... Comme cela tombe bien ! Le libraire vient tout juste de faire l'acquisition de brouillons et d'épreuves corrigées par Proust lui-même. Le jeune homme qui lui a vendu ce trésor doit repasser à la librairie. Il n'en faut pas plus à Guérin pour se lier avec ce garçon, du nom de Werner, et lui acheter la bibliothèque, le pupitre et le mythique lit de Proust. Cela permit à Guérin de littéralement recréer la chambre de son idole.

Comment le brocanteur Werner s'était-il retrouvé à liquider ces biens précieux? Grâce à Marthe Amiot, la femme du docteur Robert Proust, le frère de Marcel. Cette femme «sèche, acide et irritée» n'appréciait pas son beau-frère. Elle éprouvait une sorte de honte face à la vie qu'il avait menée. C'est pourquoi elle a brûlé un grand nombre de documents et de lettres ayant appartenu à son beau-frère et a mandaté le jeune colporteur afin qu'il brade le reste.

Un jour, Guérin demande à Werner s'il lui restait encore quelque chose de Proust. Non, répond Werner. Puis, quelques instants plus tard, il se ravise et lui dit qu'il a en sa possession une étoffe qu'il utilise pour garder ses pieds au chaud lorsqu'il pêche dans sa barque. Cette étoffe, c'était le manteau de Proust.

Guérin était obsédé par l'envie de tout posséder des grands auteurs: Cocteau, Rimbaud, Radiguet et, bien sûr, Proust. On raconte qu'il courait les funérailles afin de se lier avec les proches des défunts en vue d'une éventuelle acquisition.

Je ne dis pas qu'il faudrait tous devenir des Jacques Guérin. Mais il ne faudrait pas non plus être des Marthe Amiot et brader notre patrimoine au premier venu.

Si on n'a pas les moyens de tout conserver, soyons au moins créatifs. Dans notre reportage du week-end dernier, on voyait justement des exemples de maisons patrimoniales auxquelles qui on a réussi à donner une vocation originale. C'est encourageant.

À force d'effacer les traces de notre passé ou de les offrir aux plus mercantiles, on se construira un monde sans repères, sans phares. Ça serait pathétique d'en arriver là. Il est grand temps qu'on se réveille, car pour le moment, notre patrimoine est au fond d'une barque et réchauffe les pieds de promoteurs de condos.

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Le manteau de Proust. Lorenza Foschini. Éditions Quai Voltaire.