Ce qu'il y a de plus intéressant chez Chelsea Manning, c'est son histoire.

Tête d'affiche de C2MTL cette année, Manning, ancienne militaire américaine, est celle qui a fourni des milliers de câbles diplomatiques et autres informations confidentielles sur les interventions armées des États-Unis en Irak et en Afghanistan, à WikiLeaks, avant d'être démasquée, condamnée à la prison en cour martiale et libérée l'an dernier après sept ans en geôle.

C'est durant ce temps d'incarcération qu'elle est devenue Chelsea, une femme, après avoir passé la première partie de sa vie comme Bradley Manning, un homme.

Aujourd'hui, Chelsea gagne sa vie en donnant de telles conférences. Ses causes : la cybersécurité et la reconnaissance des droits des LGBQT. C'est de tout cela qu'elle est venue parler à Montréal, à la grande conférence de trois jours sur la créativité qu'est C2MTL, à l'Arsenal dans Griffintown.

Manning, qui est pour la première fois à Montréal et au Canada - on lui avait refusé l'entrée l'an dernier -, a été interviewée sur la grande scène hier matin, a donné un atelier hier après-midi, puis elle a donné ce que C2MTL appelle « une classe de maître ».

A-t-elle impressionné la galerie ? Non. Son message a clairement besoin d'être mieux emballé, mieux livré, plus concentré.

Met-elle le doigt sur des questions fondamentales ? Absolument.

En commençant par toutes celles qui touchent notre ignorance au sujet de nos données et de la vulnérabilité de nos appareils électroniques.

À ceux qui lui reprocheront, d'ailleurs, d'avoir livré des présentations pas assez fouillées, je rappellerai que lorsqu'elle a demandé à la foule, hier soir, ce qu'on faisait pour protéger notre vie privée, elle s'est heurtée à des réponses qui n'avaient rien de doctoral. Une personne a dit mettre du papier collant opaque sur la caméra de son ordinateur. « Moi aussi », a-t-elle rétorqué. Quelques autres ont parlé d'encryptage. Lorsque la conférencière a demandé des détails, notamment sur les programmes utilisés, les réponses sont arrivées en vrac, éloquentes par leur candeur, et pourraient se résumer ainsi : « Aucune idée. »

La dénonciatrice de l'armée américaine n'a pas accusé la foule d'ignorance, mais elle aurait pu.

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Chelsea Manning poursuit un filon intéressant. Selon elle, il n'est pas trop tard : on peut reprendre le contrôle sur la technologie, cette réalité qui est à la fois poison et remède pour les maux du monde moderne.

Tout le monde a du pouvoir, dit-elle, utilisons-le.

Et comment ?

Il y a grosso modo deux façons de s'assurer que la technologie ne nous mène pas au bord du précipice en nous faisant perdre, notamment, notre vie privée.

D'abord, en assurant la diversité des équipes, partout, dans tous les secteurs, surtout ceux liés à la technologie, car la diversité des humains permet d'aller à l'opposé de la pensée unique, et la pensée unique, c'est ce qui permet les aberrations. La pensée d'équipes diversifiées agit comme son propre système de contrepoids.

Cette diversité, croit-elle, est notamment absolument cruciale et urgente, dans le monde de l'intelligence artificielle.

Car l'IA ne crée pas, elle exécute. Et si elle exécute les idées, les recherches, les questionnements, les montages de données, d'un système déjà en place, elle ne fera que reproduire le système de pouvoir en question. La technologie pourrait devenir alors le système de propulsion du statu quo.

Par exemple, elle s'inquiète de collectes de données sur les transformations de genre sur YouTube, pour que cela permette la reconnaissance faciale des transgenres. « Il n'y a pas de justification possible pour ça, dit la jeune femme, c'est malicieux. » D'ailleurs, les algorithmes de dépistage de particularités faciales de groupes ethniques, ce qui existe, dit-elle, lui donnent des frissons. « Pouvez-vous me dire à quoi ça sert ? »

Pour bloquer de telles dérives, elle propose l'action collective visant la mise en place de valeurs communes, voire une prise de position publique de l'industrie, des codes de conduite en technologies. « On a besoin d'un manifeste pour les développeurs de logiciels », dit-elle. Un engagement du secteur en faveur des droits humains. Des balises, des cadres. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) de l'Union européenne qui entre en vigueur aujourd'hui - c'est pour ça qu'on reçoit tous ces messages d'Europe demandant si on veut encore être sur telle ou telle liste de courriels - lui plaît. Elle aime la notion de « droit à l'oubli » même si elle craint comment, aux États-Unis, le lobbying par les grandes entreprises pourrait aisément édulcorer de telles prises de position en faveur de la protection des individus sur le Web.

Mais un des grands défis, à travers tout cela, c'est notre complaisance, une certaine paresse, de la population, dépassée par les événements, devant l'immensité des défis posés par la technologie.

« Est-ce le Congrès qui va régler les problèmes ? demande-t-elle. Probablement pas. »

Alors, faisons-le nous-mêmes, répond Chelsea Manning.

L'an prochain, à C2, à côté des séances de cuisine, de poterie et autres balades en bateau électrique, c'est surtout d'ateliers de codage qu'on aurait tous besoin. Chelsea Manning est encore à C2 aujourd'hui. Peut-être pourrait-elle nous en donner ?