Donald Trump a beau être Donald Trump, celui qui s'est ouvertement moqué des personnes avec des handicaps, ça n'a pas été suffisant pour convaincre Cameron Clapp, 30 ans, un jeune homme amputé des deux jambes et d'un bras à la suite d'un accident, d'aller voter.

« Je suis démocrate et j'étais entièrement derrière Bernie Sanders, mais quand il a perdu, j'ai décroché. J'étais dégouté », m'a-t-il expliqué hier matin à Brooklyn, alors que j'essayais de comprendre le résultat de l'élection en parlant aux New-Yorkais aux alentours du quartier général d'Hillary Clinton.

« Moi, je suis de Californie et j'étais inscrit comme électeur. Mais il faut comprendre les gens qui ont perdu leurs illusions, qui se sentent exclus. »

S'il avait voté, il se serait prononcé sur certains enjeux locaux - les Américains votent sur plusieurs sujets en même temps - et aurait annulé son vote présidentiel.

En face de l'immeuble où étaient logés les bureaux de la candidate démocrate, en plein centre-ville de Brooklyn, Vincent Licitra montait encore la garde sur le trottoir, hier matin, comme il l'a fait pendant de nombreuses semaines durant la campagne. Sauf qu'il avait mis de côté son panneau accusateur au sujet du rôle de Clinton dans la tragédie ayant touché des diplomates américains en Libye, l'affaire Benghazi.

Démocrate ayant voté pour Ronald Reagan, retraité de 54 ans, M. Licitra menait campagne contre l'ancienne secrétaire d'État, sous son nez. « Elle a détourné le parti pour elle et je ne l'ai jamais accepté », a-t-il expliqué. Et il assure que ces dernières semaines, nombreux étaient les passants qui lui signifiaient discrètement leur appui à Trump. « Les gens n'osaient pas le dire ici parce que c'est un secteur évidemment très démocrate, mais il avait des appuis partout. »

En m'entendant discuter avec M. Licitra, Elijah Abraham s'approche et embarque dans la discussion. « Comment as-tu pu faire ça, maintenant le pays a élu un fraudeur, un menteur, un corrompu... »

Un peu plus loin, Jonathan Short et Ashley Vanona essaient de convaincre les passants de venir manger à leur restaurant Hello Fresh. Pendant la campagne, les bénévoles et employés de la campagne d'Hillary venaient souvent manger leur pizza chez eux. « On les a vus stresser, parler constamment à leur téléphone, difficile à croire qu'aujourd'hui la place où ils venaient fumer soit aussi vide. »

M. Short n'a pas voté, car il n'a pas la citoyenneté, mais Mme Vanona, elle, a coché Hillary, le nez bouché.

« Les deux candidats étaient terribles, dit-elle. Moi, j'étais vraiment pour Bernie Sanders. J'aimerais qu'une femme soit présidente, mais il faut d'abord que ce soit quelqu'un dont j'aime les idées, quelqu'un que j'aime. » Pour la jeune femme de Brooklyn, Michelle Obama serait la candidate rêvée.

M. Short, lui, est content de ne pas avoir eu à choisir. Et il voit un bon côté à la présidence de Trump. « Avec lui, on aura toujours l'heure juste. »

Comme bien d'autres personnes interrogées, Short et Vanona reprochent à Clinton son manque de transparence. « Elle connaissait trop bien comment faire fonctionner le système et nous garder dans le noir. »

À l'intérieur de l'immeuble où étaient les bureaux de la campagne Clinton, le climat est plutôt lugubre et les quelques bénévoles présents dans le lobby sont absolument à cran et refusent sans élégance tout échange avec les reporters. Pourtant, si l'Amérique est maintenant scindée en deux morceaux séparés par un gouffre immense, les pro-Clinton et les médias qui ont tant tenté de convaincre la population de ne pas voter pour Trump sont du même côté. Peu importe. La frustration, la colère et la douleur de la déception l'emportent.

Plus loin, un caméraman et un photographe attendent, au cas où la candidate défaite viendrait se présenter pour rencontrer et remercier son équipe. Mais selon le gardien de sécurité, personne n'est venu au travail en matinée. Les deux étages sont vides. La vie n'a pas recommencé.

Plus loin, dans la rue, dans le métro, dans les cafés, l'élection est le sujet de toutes les conversations. 

Un barista a installé deux pots pour ses pourboires, un qui dit « pour ceux qui veulent vivre dans la peur » et un autre « pour ceux qui veulent déménager au Canada », de loin le plus populaire.

Selon Cameron Clapp, les anti-Trump ne peuvent continuer de tracer un portrait catastrophique de la situation. Il est temps d'arrêter, dit-il, et de penser plutôt à la suite des choses. À l'héritage Sanders ou à tous les mouvements collectifs déclenchés en réaction aux propos les plus controversés de Trump. « Il y a quand même eu beaucoup de prises de conscience durant cette campagne, dit-il. On va donner suite à ça, poursuivre sur ces lancées. Je crois qu'en fin de compte, il y a du positif qui va en ressortir. »

Avec ses trois membres artificiels et son grand sourire, il semble savoir une chose ou deux sur l'art de surmonter l'adversité. On veut vous croire, M. Clapp. On veut vraiment.