Le gaspillage alimentaire prend bien des formes.

Cette dilapidation éhontée de nos aliments, que l'on produit en bien assez grandes quantités pour nourrir toute la planète si on n'en gâchait pas autant, se cache un peu partout.

Il y a par exemple la vieille laitue fripée au fond du frigo à côté des carottes desséchées et des trois jaunes d'oeufs séparés pour une recette puis oubliés, qu'on ne mangera jamais.

Il y a les tonnes de yaourt, de fromage, de biscuits et autres pain et produits périssables supposément périmés jetées par les supermarchés. Il y a les fruits et légumes imparfaits, reniés par les distributeurs.

Mais il y a aussi les aliments mal utilisés, notamment les protéines animales mal allouées.

Trouvez-vous normal, par exemple, que des plies et des maquereaux entiers à peine grignotés par des homards dont ils étaient les appâts soient jetés aux goélands ? Parce que c'est ce que les pêcheurs de homards font au Québec.

Trouvez-vous normal que 37 % de tout le poisson pêché dans les océans soit transformé en moulées et autres farines servant à nourrir d'autres poissons, ceux des fermes de pisciculture ou même de poulets ou de cochons sur des fermes bien terrestres?

C'est absurde.

L'organisme Oceana, une société sans but lucratif internationale qui milite pour la protection des océans, et donc pour les pratiques de pêche durables, trouve lui aussi que cette allocation des ressources, dans un monde qui s'interroge sur son avenir alimentaire, n'a pas de sens.

C'est pourquoi il a demandé à de grands chefs du monde entier de venir à sa rescousse et de donner l'exemple en cuisinant tous ces petits poissons que l'on gaspille en en faisant de la nourriture bon marché.

Cette semaine, à San Sebastian, une vingtaine de grandes toques se sont ainsi retrouvées pour discuter du dossier et prendre des engagements. Il y avait Normand Laprise de Toqué!, du Canada, mais aussi d'autres personnages immenses comme les Espagnols Ferran Adria, Andoni Aduriz, Juan Mari Arzac et Joan Roca, ou alors l'Italien Massimo Bottura et le Suisse-New-Yorkais Daniel Humm.

Premier engagement? Mettre en valeur les espèces que l'on dénigre et refile aux bateaux minotiers - sardines, anchois, maquereaux, harengs, notamment - en commençant à les mettre systématiquement au menu dès le 8 juin, journée mondiale des océans.

«Ici c'est certain qu'on va mettre l'accent sur le travail du hareng et du maquereau parce qu'on en a beaucoup, a expliqué le chef Normand Laprise. On ne fera certainement pas venir des sardines d'Europe! Chaque pays devra trouver des solutions à ses problèmes particuliers. Il y a beaucoup de travail sur le terrain à faire.»

Selon Andy Sharpless, le président d'Oceana, on pourrait nourrir des dizaines de millions de personnes avec des anchois et autres petits poissons, si on les mangeait directement, plutôt que de gaspiller temps, énergie et ressources à les transformer en nourriture pour d'autres poissons ou même pour des animaux de ferme.

Imaginez si on prenait des cailles pour nourrir des poulets, du poulet pour nourrir des porcs... La chaîne n'a pas d'allure.

Les anchois péruviens, par exemple, représentent entre 8 % et 10 % de toute la masse de poisson pêchée dans le monde. Mais quelque 90 % de ces anchois sont transformés pour en faire autre chose que de la nourriture pour des humains.

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Dans sa campagne de presse, lancée cette semaine en Espagne, Oceana s'est essentiellement consacrée à expliquer le non-sens écologique du gaspillage de petits poissons. Mais il y a un autre enjeu gravissime relié à la question du poisson fourrager, celui qui est transformé en farines sur les bateaux minotiers, la question des conditions de travail et de vie des pêcheurs de ce secteur.

J'ai fait un reportage sur la question en Thaïlande il y a deux ans. Le quotidien britannique The Guardian a fait une vaste enquête sur le même sujet l'an dernier. On y parlait carrément d'esclavage.

Pour nourrir les fermes de crevettes et de gros poissons d'élevage - pensez tilapia, pangasius, etc. -, on utilise des farines de poissons fourragers pêchés par des gens payés quelques dollars par semaine, cohabitant dans des rafiots, sans équipement sûr, voire violentés.

Quand les yeux des Occidentaux du nord ont commencé à se tourner vers les dommages environnementaux de la pisciculture, il y a une douzaine d'années, ce sont ces travailleurs vulnérables - souvent des migrants - qui ont commencé à payer le prix des améliorations écologiques.

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Au Québec non plus on n'est pas à l'abri du gaspillage de nos ressources marines. On n'est plus à l'époque où les crabes des neiges étaient considérés des nuisances vendus à 25 cents la poche sur le quai, puisqu'on a appris à les commercialiser et à les vendre à gros prix aux Japonais (jusqu'à 95% du volume pêché aux Îles de la Madeleine).

Mais le cas de la pêche au homard mérite d'être étudié. Pour attraper les homards, on utilise des poissons entiers («la bouette») embrochés dans les cages déposées au fond de l'océan. Les homards sont attirés par ces plies et maquereaux, par exemple, mais ils ont à peine le temps d'y toucher avant d'être pris au piège. Résultat: quand les pêcheurs sortent les cages de l'eau, ils prennent les crustacés mais larguent le restant des appâts, souvent des poissons à peine attaqués. Ainsi, des tonnes et des tonnes de poissons, au départ comestibles quand ils sont pêchés, sont jetées. Est-ce vraiment le meilleur usage, d'un point de vue écologique, mais aussi économique et social, pour toutes ces protéines extraites des océans?

Je n'ai pas de réponse à toutes ces questions, mais ne devrions-nous pas nous les poser?