L'artiste dont je vais vous parler n'est pas un débutant. Il a roulé sa bosse. Remporté plusieurs bourses. Exposé souvent. Ses oeuvres sont au Musée d'art contemporain de Montréal, au Musée national des beaux-arts du Québec. Mais ce n'est pas non plus Damien Hirst, ce Britannique qui roule sur l'or avec ses vaches dans le formol et ses tableaux à pois. Ce n'est pas Riopelle non plus.

L'artiste montréalais dont je vais vous parler gagne plutôt entre 20 000 et 40 000 $ par année. Il a une belle carrière, voyage quand on l'invite, exposera bientôt à Los Angeles et travaillait à Berlin jusqu'à tout récemment, avant qu'il revienne à Montréal pour participer à un concours public pour créer des sculptures destinées à la rue Jeanne-Mance dans le Quartier des spectacles.

L'artiste habite dans le Mile Ex, à l'étage d'un duplex pour le moins dénudé. Le genre d'espace où le luxe prend la forme de vide aéré et de lumière, loin de la rutilance millionnaire du yacht de Tony Accurso.

Pourtant, pourtant, le nom de cet artiste s'est retrouvé récemment sur la liste noire de la Ville de Montréal. Oui, la liste des persona non grata, la «liste des personnes déclarées non conformes en vertu de la Politique de gestion contractuelle». La liste, dont les noms nous sont maintenant familiers grâce aux révélations stupéfiantes qui giclent si abondamment lorsque siège la commission Charbonneau sur l'industrie de la construction.

Comme nous l'apprenait le collègue Pierre-André Normandin, l'entrepreneur Tony Accurso, lui, n'est pas sur cette liste, même si depuis deux ans il a été arrêté à trois reprises pour fraude par l'Unité permanente anticorruption et la Gendarmerie royale du Canada.

Mais le sculpteur, lui, est là, en toutes lettres.

Quand je l'ai rencontré à son studio, où il est en train de terminer une série d'oeuvres pour une exposition américaine, il m'a d'abord demandé de ne rien raconter de son histoire. Pas envie qu'on google son nom et qu'on tombe sur cette mésaventure plutôt que sur son travail d'artiste, a-t-il expliqué. Pas envie que sa réputation soit minée plus qu'elle ne l'est déjà.

On s'est finalement entendu sur le fait que je raconterais ce triste épisode sans le nommer. J'ai accepté parce que l'intérêt de cette histoire, de toute façon, ce n'est pas ce qu'il a fait, qu'il avoue avoir fait, a toujours reconnu avoir fait, s'est excusé d'avoir fait, soit d'ajouter indûment un montant de TPS et de TVQ à une facture destinée à la Ville de Montréal alors qu'il ne vend pas assez d'oeuvres pour avoir besoin d'être enregistré comme collecteur de taxes. (Il n'a jamais remporté le concours pour les sculptures de la rue Jeanne-Mance, mais conformément à la procédure, il a facturé à la Ville ses frais pour la présentation de son dossier, soit 7000$. Les taxes infondées, de 1000$, étaient ajoutées sur cette facture. Dès que la Ville lui a demandé son numéro de TPS et de TVQ, il a admis sa bêtise.)

L'intérêt de cette histoire, ce n'est pas que l'artiste ait été stupide de penser qu'il pourrait ainsi renflouer un chèque couvrant à peine ses dépenses pour son retour de Berlin et la préparation de ses propositions de sculptures.

L'intérêt de cette histoire, c'est ce qu'elle révèle sur la Ville. Sur une administration qui nous a roulés dans la farine pendant des années, qui a gaspillé notre argent et qui continue d'octroyer des contrats à des entrepreneurs plus que suspects. L'intérêt de cette histoire, c'est qu'elle nous montre qu'encore aujourd'hui, à l'hôtel de ville, on est incapable de faire la différence entre des fraudeurs connus et reconnus qui ont arnaqué les contribuables de dizaines, de centaines de milliers et de millions de dollars et un pauvre artiste qui a fait une bêtise, l'a admise et s'en est excusé. Un artiste qui accepte les conséquences de son geste, soit de se voir interdire se participation à des concours d'art public municipal pour cinq ans.

Quand j'ai demandé à la Ville de s'expliquer, on s'est contenté de répéter que le nom de l'artiste est sur la liste parce que, il y a eu «admission de tentative de fraude».

Est-ce que quelqu'un quelque part, rue Notre-Dame, sait ce que sont la relativité, le jugement, le cas par cas?

Veut-on à tout prix avoir une liste dodue qui témoigne d'efforts musclés de redressement dans l'attribution des contrats publics, quitte à embarquer quelques ratons laveurs en chemin?

Le pauvre gars, l'artiste, ne dort pratiquement plus depuis qu'il a appris par un journaliste que son nom figurait aux côtés des vedettes de la commission Charbonneau. Il a perdu l'appétit, a de la difficulté à se concentrer. Le niveau de stress, explique-t-il, est difficile à décrire. La suite de son travail en est maintenant affectée.

«Suis-je vraiment l'ennemi public numéro 24?», demande-t-il.

Soupir.