Difficile de parler d'amitié sans avoir l'air d'une carte Hallmark.

«Le temps est le meilleur bâtisseur de l'amitié. Il est aussi son témoin et sa conscience. Les chemins se séparent, puis se croisent», écrit le grand auteur Tahar Ben Jelloun. Avouez qu'il s'en tire bien, mais que l'acrobatie est délicate.

«Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent», écrit pour sa part Montaigne, en expliquant son amitié pour Étienne La Boétie.

 

«En l'amitié de quoi je parle, continue-t-il, elles se mêlent et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant: parce que c'était lui; parce que c'était moi.»

Eh oui, c'est de là que vient la fameuse phrase.

«Le bonheur d'un ami nous enchante. Il nous ajoute. Il n'ôte rien. Si l'amitié s'en offense, elle n'est pas», a décrit pour sa part Jean Cocteau, toujours d'une élégance remarquable.

Et qu'en dit Cicéron? «Pour moi c'est ravir au monde le soleil que d'ôter de la vie l'amitié.» Ce à quoi Racine ajoute: «Que ne peut l'amitié conduite par l'amour?»

Avouez que j'ai beau ne citer que des grands, il y a un petit côté sirupeux qui s'installe. Une difficulté à éviter les bons sentiments.

Mais le pire, le pire, c'est quand on lance «amitié sur Google Images». Moineaux à deux sur une branche, koalas, chérubins... Plus gnangnan que ça, on donne du sucre à la crème rose à sa voisine.

Pourquoi est-ce que l'amitié, cette chose qui peut être tout aussi brutale et forte que n'importe quelle histoire d'amour, a cette iconographie bonbon? Pourquoi, à part peut-être pour le noir et blanc de la dernière scène de Casablanca, a-t-on tant de difficulté à la montrer clairement, sans effets de caméras fondus vaselinés? À quand un livre d'Annie Ernaux portant exclusivement sur ce sentiment? Pur, dur, chirurgical. Un livre qui décrirait l'amitié pour tout ce qu'elle est: refuge aux airs de miroir, primordial et enraciné.

Si vous voulez mon avis, l'amitié sera partout dans la prochaine décennie, celle des baby-boomers qui distilleront de leur vie ce sentiment essentiel pour affronter l'avenir. Préparez-vous aux romans de chasse entre vieux chums, aux récits de voyages au bout du monde entre copines d'enfance, aux documentaires sur les vies parallèles mais discordantes d'amis de toujours qui se retrouvent devant la mort. L'amour? Ok, l'amour sera là aussi si vous y tenez. Il n'est pas question de déclarer l'amour «out», ne vous inquiétez pas. Et on n'oubliera pas la passion non plus.

Mais il y a dans l'amitié une force platonique qui fait figure de havre, de rampe, face à l'usure de la carcasse. Même au temps du Cyalis et du Restylane. Imaginez Estelle et Loulou, les deux copines dans Les Hauts et les bas de Sophie Paquin, dans 30 ans. Seront-elles loin l'une de l'autre en week-end avec leurs amoureux ou en train de jouer ensemble aux quilles sur la Wii (où ce qui l'aura remplacée) et de rire aux larmes?

Les amis, c'est le Botox de l'âme.

Mes amitiés préférées? Celles de Thelma et Louise, de Ben Stiller et Owen Wilson dans la vie et dans Starsky et Hutch et celle aussi d'Albus Dumbledore et Severus Rogue dans Harry Potter, torturée et tragique. Haydn et Mozart étaient amis. Gertrude Stein et Ernest Hemingway aussi. J'aime bien ces couples d'amis qui deviennent autre chose qu'une somme. J'aime les amitiés testées, étirées, malmenées. Quand le temps les parsème de drames et de retrouvailles, d'oubli qui n'en n'est jamais vraiment. Mais j'aime bien aussi quand elles sont remplies d'humour, de scènes tarte à la crème, de souvenirs ridicules et loufoques. N'est-ce pas, d'ailleurs, cette capacité de rire ensemble des mêmes bourdes qui est si bonne pour la santé?

Rire de soi tout seul, c'est bien, mais à deux, c'est mieux.