Il est 17h et le soleil commence à envelopper les collines de sa lumière la plus racoleuse. La visite du vétérinaire est terminée et les vaches enceintes repartent en courant vers les champs. Là-haut, elles vont retrouver les boeufs et brouter de l'herbe fraîche en contemplant un panorama spectaculaire qui se décline en bleu et vert jusqu'aux montagnes du Vermont. Franchement, on peut difficilement imaginer des conditions de vie plus relax pour le steak ou la bavette qui aboutira dans notre assiette plus tard cet automne.

Cette ferme où les boeufs et les mamans des futurs boeufs paissent si en paix est une des quatre du groupe monboeuf.com, une entreprise chapeautant trois éleveurs qui ont décidé de produire de la viande autrement. D'abord, la variété est nouvelle: leur «boeuf des Cantons» - servi notamment chez DNA et au Club chasse et pêche à Montréal - est un croisement entre la très maigre race parthenais et la plus pulpeuse angus. Ensuite, les bêtes grandissent naturellement, donc sans antibiotiques, hormones et compagnie, et sont nourries de grains naturels. Enfin, cette viande est vendue directement aux consommateurs, par l'entremise d'un site web, monboeuf.com, qui fonctionne un peu comme les producteurs de légumes bio avec leurs paniers.

 

Pourquoi le web? Parce qu'éliminer tous les intermédiaires était la seule façon de vendre à un prix concurrentiel et de ne pas trop perdre d'argent, explique Carmand Normand, financier à la retraite qui gère l'affaire avec l'aide de la restauratrice Patricia Hovington.

À une trentaine de kilomètres de là, à Barnston-Ouest, les concombres arméniens, les pois mange-tout violets et les salades «grosse blonde paresseuse» des Jardins du ruisseau Ball poussent tranquillement en écoutant un joyeux concert de bêlements et de piaillements. Là aussi, légumes et animaux grandissent sous le soleil, tranquillement et naturellement. Là aussi on a choisi de s'éloigner des variétés communes pour faire des produits originaux, cultiver des variétés anciennes, sauver des sortes de tomates ou d'aubergines de l'oubli. Aux Jardins, aucun des légumes récoltés à la main n'est banal. Et ce qu'ingurgitent les agneaux et les pintades, oies, poules et compagnie, c'est ce qu'ils sont censés manger dans la nature.

Pour tous ceux qui ont vu les documentaires Food Inc. ou Le monde selon Monsanto, qui ont lu In Defense of Food de Michael Pollan ou Fast Food Nation d'Eric Schlosser, bref, pour tous ceux qui s'intéressent à la surindustrialisation de l'agroalimentaire et qui sont inquiets de ce qui aboutit dans leur assiette, de telles fermes sont comme des oasis dans le désert. On s'y réfugie. Et on n'a qu'envie de remercier les agriculteurs de nous produire de tels aliments bons et vrais.

Mais sommes-nous assez dégoûtés, collectivement, par le poulet aux antibiotiques, l'utilisation des herbicides industriels et la possibilité que notre boeuf soit contaminé au E. coli pour payer le prix qu'il faut pour des aliments produits naturellement?

Lancez la discussion dans n'importe quel souper et la table risque d'être divisée. D'un côté, il y aura ceux prêts à payer le prix qu'il faut pour savoir ce qu'ils mangent et encourager les petits agriculteurs travaillant naturellement. Et de l'autre, il y aura ceux qui diront que les prix de ces produits sont trop élevés et qu'il est insensé, dans notre contexte commercial, de demander 2$ pour un seul bulbe d'ail quand on peut acheter un sac complet d'ail chinois pour à peine plus de 1$ chez les revendeurs du marché Jean-Talon.

Ce débat est irritant pour ceux qui croient que soutenir l'agriculture locale et naturelle n'a pas de prix. Mais on ne peut en faire fi. On ne va pas loin en prêchant uniquement aux convertis. Et on ne peut nier que, sur le marché, il y a bel et bien des produits d'habitude transformés, très ordinaires, vendus trop cher avec une étiquette proclamant douteusement «terroir», réalité qui a jadis inspiré un épisode des Bougon.

L'agriculture naturelle a encore du chemin à parcourir pour se définir par rapport à tout cela et convaincre la population qui fréquente les Costco et compagnie qu'elle voit juste. Mais il ne faut pas se décourager.

Et une des premières choses à faire, évidemment, c'est d'ouvrir ces fermes où l'on constate rapidement que, à part les gentlemen-farmers comme M. Normand, qui a fait fortune dans le milieu financier avant d'aller ne pas faire d'argent dans le boeuf, les agriculteurs qui se consacrent à la production artisanale et naturelle ne vivent généralement pas très richement.

S'ils vendent leurs produits au dessus du prix du marché, ce n'est pas pour pouvoir se faire construire un condo aux Bahamas. C'est parce qu'il est normal, quand on ne travaille pas de façon industrielle, de ne pas pouvoir concurrencer les prix de produits qui sortent de véritables usines agricoles. La perte est plus grande. Les récoltes ne sont pas gonflées aux produits chimiques. Pratiquement tout est fait à la main...

La vraie anomalie dans le marché, ce n'est pas le prix élevé des produits régionaux. C'est le bas prix des produits industriels. Comment est-il possible de vendre si peu cher des aliments qui devraient sortir normalement, lentement et doucement de la terre? Voilà la vraie question à se poser.