Lorsque George Barnett est rentré à Toronto, début trentaine, après plusieurs années passées à l'étranger pour le travail et les études, il n'y connaissait plus grand monde. Alors, pour se faire de nouveaux amis, il a accepté sans trop y croire de se prêter au jeu des annonces personnelles d'un hebdo culturel. C'était au milieu des années 90, avant que l'internet s'impose.

L'annonce ne parlait pas d'amour mais bien d'amitié, de compagnie. Un gars répond, Sanjeev Mariathasan, un étudiant en biologie moléculaire d'origine tamoule, dont la famille a dû fuir le Sri Lanka pour des raisons politiques. Lui aussi arrive en ville après des études à St. Louis, aux États-Unis.

 

Première rencontre, ils parlent de tout et de rien. Parmi les multiples sujets de conversation, George explique qu'il aimerait un jour se marier, avoir une famille. Sanjeev et George s'entendent sur tout, sauf sur la musique punk. Leur amitié grandit. Et doucement, ils découvrent qu'en fait, ils sont en train de tomber amoureux.

Mais George hésite, n'arrive pas à se décider. Il continue de fréquenter aussi des filles, nourrit encore son rêve d'avoir une famille et de nombreux enfants, jusqu'à ce que Sanjeev lui pose un ultimatum. Quelque chose qui sonnait comme: «Avec moi, c'est sérieux ou ça ne sera pas.» George accepte de s'engager sérieusement auprès de son nouvel amour.

On est, je vous le rappelle, au milieu des années 90. Personne, ou à peu près, ne parle alors de mariage gai.

Sauf que George a toujours voulu se marier. Il a toujours trouvé importante cette idée de plonger solennellement dans une union, cet engagement devant témoins de tenter de mener à bien un projet fou d'amour. «Je n'avais jamais pensé marier un homme, mais c'était la première personne que je rencontrais avec qui cela prenait un sens», dit-il. Après avoir entendu parler d'une ministre de l'Église unie qui acceptait de marier des couples du même sexe, George met la machine en marche. Et en 1998, les invitations pour les noces sont mises à la poste. «Ce n'était pas très fréquent et ce n'était pas reconnu légalement, mais on se disait que la société nous rattraperait.»

À l'église et à la fête, les familles venues d'Ontario, du Québec - la mère de George est une Tremblay - et du Sri Lanka se croisent, se mélangent et célèbrent ensemble cette improbable union. Seule ombre au tableau: la mère de Sanjeev - le jeune homme a perdu son père durant les années 80 - n'est pas du mariage. C'est trop pour elle. Issue d'une culture matriarcale tamoule où, quand on n'a pas de fille comme c'est son cas, on attend impatiemment une bru, cette dame ne peut supporter l'idée de voir son fils partir sur cette route. De plus, dans la communauté sri-lankaise tissée serré où elle s'est établie à Toronto, le tout est très mal vu.

Les années passent, Sanjeev et George déménagent dans la région de San Francisco, car Sanjeev, qui a obtenu un doctorat, a reçu une offre d'emploi exceptionnelle de Genentech, une boîte de biopharmaceutique à Silicon Valley. George, qui a un MBA de Yale, n'a pas de difficulté à se faire muter là-bas.

Pendant ce temps-là, la maman de Sanjeev, elle, a démarré une entreprise de robes de mariée traditionnelles et s'est fait un nouvel amoureux, qu'elle décide d'épouser. Opprobre dans la communauté tamoule de la banlieue torontoise de Scarborough, où l'on estime qu'une veuve doit terminer sa vie en vénérant la mémoire de son mari défunt. Soudainement, la mère se retrouve du côté de ceux que l'on estime étranges et marginaux. S'amorce ainsi un processus de réconciliation avec son fils et son gendre qui, eux, se sont entre-temps lancés dans un nouveau projet: adopter un enfant.

«Tu n'as pas idée de l'énergie qu'on a mise là-dedans», me dit George, au bout du fil. D'abord, le filon international est exploré mais se solde par un échec, car cela est légalement impossible pour deux Canadiens résidant aux États-Unis. Puis, les processus locaux sont étudiés. Les deux gars sont convaincus que cela fonctionnera en approchant l'équivalent de la DPJ californienne pour prendre un petit à la maison en tant que famille d'accueil. Mais là encore, après des démarches interminables, c'est l'échec.

Puis, un jour, voyant les deux hommes complètement découragés par la situation, un ami leur lance une piste: «Et pourquoi vous n'embaucheriez pas une mère porteuse?»

L'ami leur donne aussi le nom d'une agence fiable dont on lui a dit grand bien, à Los Angeles, qui non seulement trouvera la propriétaire de l'utérus, mais aussi les avocats, les assureurs, la clinique de reproduction et tout l'attirail de professionnels qui doivent participer à une telle opération.

Le 28 novembre dernier, Natasha et Anjali sont nées.

Deux petites brunes qui ont maintenant deux papas, ou alors un papa qui s'appelle Sanjeev et une maman qui s'appelle George, c'est comme vous voulez. En fait, c'est ce qui est écrit sur le certificat de naissance.

Des jumelles dont Sanjeev est le papa biologique, nées d'ovules produits par une femme blanche trouvée grâce à l'agence. «Ça nous a pris deux mois à choisir. On voulait évidemment trouver une belle fille et on ne s'entendait pas sur qui était la plus belle!» raconte George en rigolant.

C'est ensuite une autre femme, Kelly, déjà mère d'une famille de trois enfants, détentrice d'une maîtrise en éducation, qui a porté les deux embryons, jusqu'à la naissance des jumelles, il y a deux mois. Dans son blogue, Kelly raconte que laisser aller les petites n'a pas été difficile, mais plutôt une des expériences les plus fortes de sa vie. «Voir (les parents) à ce point heureux et savoir que j'y étais pour quelque chose... C'est impossible à décrire.»

Dans son blogue, Kelly parle aussi de ce qu'elle a donné à la grand-maman. Cette grand-maman d'origine sri-lankaise, réfugiée au Canada après des escales en Inde et en Malaisie, cette grand-maman veuve et ostracisée par sa communauté, qui a finalement Natasha et Anjali dans sa vie.

«Dans ma culture, tu n'as pas idée de ce que cela signifie pour elle d'avoir finalement des filles», m'explique Sanjeev. Elle devait rester deux semaines à Silicon Valley pour s'en occuper. Elle y est encore après deux mois. «Elle est au septième ciel», me dit son fils.

Par un chemin complexe, la tradition et la modernité se sont retrouvées.

George aussi file le parfait bonheur. Sanjeev le décrit comme complètement «gougougaga», même s'il se retrouve dans un milieu de travail américain qui ne sait trop comment composer avec ce personnage qui, aux yeux de ses collègues, est devenu une sorte d'homme-mère, avec tout ce que cela comporte d'obligations familiales traditionnellement féminines.

«Et avant de finir, je voulais te dire un truc très Saint-Valentin», me dit Sanjeev, qui savoure actuellement les dernières journées de son congé parental. «Sur l'annonce dans le journal, George avait dit qu'il aimait bien CFNY. Moi, je ne savais pas que cela voulait dire qu'il aimait cette station de radio diffusant de la musique alternative. Si j'avais pris la peine de m'informer, je n'aurais pas répondu à l'annonce. Moi j'aime la musique classique. Tu ne trouves pas que ça arrive souvent de voir que, derrière chaque début d'histoire d'amour, il y a ces petits moments d'étourderie bénie?»

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