Il y a près de 20 ans, si on m'avait envoyée à Prince Edward County, en terre loyaliste ontarienne, à mi-chemin entre Montréal et Toronto, en pleine campagne électorale, je me serais préparée à de solides discussions sur la société distincte, le bilinguisme et le piétinement du drapeau québécois.

C'était au temps où l'Alliance for the Preservation of English Canada s'énervait de voir du français sur les boîtes de céréales pendant que le Bloc commençait à soulever les foules pompées par le simple nom de Brockville.

 

Aujourd'hui, non seulement le paysage politique a changé, mais le paysage tout court de Prince Edward County s'est transformé. Les pâturages sont devenus des vignobles. Et si on y parle encore de la société distincte, c'est pour vanter les qualités gastronomiques du Québec, perçu comme un leader dans la création de routes des saveurs et du tourisme culinaire, que l'on veut imiter. «Vous êtes tellement chanceux, au Québec...» En 48 heures dans le County, j'ai dû entendre cette phrase des dizaines de fois. «Vous aimez tellement bien manger.»

Inspiré depuis le début des années 2000 par toute une nouvelle population de foodies venus de Toronto et d'Ottawa, Prince Edward County aimerait devenir une sorte de nouvelle vallée de Napa ontarienne, un second Niagara rempli de bons vins, de fromages artisanaux, de légumes et de fruits. Et il est en train d'y arriver.

Dans des bourgades qui jadis, à l'heure du lunch, offraient essentiellement le choix entre Tim Horton's et Tim Horton's, on peut maintenant faire des dégustations de vignobles en vignobles ou alors manger des hot-dogs artisanaux garnis de gelée de poivrons ou de ketchup aux cerises maison et terminer le tout avec une crème glacée «feu de camp» (avec des guimauves grillées) ou au vin de glace.

*****

Prince Edward County fait partie de Prince Edward-Hastings, une circonscription électorale représentée de 1988 à 2004 par le libéral Lyle Vanclief, ministre de l'Agriculture pendant six ans sous Jean Chrétien. En 2004, le siège a été remporté par un conservateur, Daryl Kramp. L'écart entre conservateurs et libéraux s'est creusé entre 2004 et 2006, et la tendance pourrait se maintenir cette année, malgré la transformation gastronomique de Prince Edward County, à l'extrême sud de la circonscription.

«Moi, je vais voter vert, mais ici, c'est pas mal conservateur», résume Robin St. George, ancienne résidante d'Ottawa qui s'est installée à l'extérieur de Picton pour travailler dans une cidrerie.

«Il y a probablement un certain mouvement vert. Mais est-ce que cela va réellement se traduire en votes? Je ne sais pas», ajoute Jenifer Dean, gérante de Country Cider Company&Estate Winery, non loin de Picton.

Pat Hacker, de la fabrique de crème glacée Slickers, préfère quant à elle choisir les libéraux, un vote plus utile pour tenter de défaire le Parti conservateur. «Et j'aime bien Stéphane Dion. Il n'est pas sexy, mais on n'a pas eu un seul politicien sexy depuis Trudeau, de toute façon!» ajoute-t-elle en riant.

Et le NPD? «C'est peut-être dans la campagne de Saskatchewan que le NPD a commencé, mais Bob Rae a été au pouvoir ici et je ne me rappelle pas qu'il ait fait quoi que ce soit pour les fermiers», répond Grant Howes, propriétaire de Country Cider, natif de Picton qui a travaillé un certain temps à Toronto avant de revenir ici il y a une dizaine d'années. Howes a bien des doutes au sujet des ambitions vertes des partis politiques et résume ainsi ses craintes: «Pourquoi devrait-on payer de nouvelles taxes pour verdir Toronto?»

*****

Petra Cooper, ancienne cadre supérieure dans le monde de l'édition à Toronto, a fondé la fromagerie 5th Town, à Waupoos, il y a moins d'un an. Elle fabrique ses fromages de chèvre et de brebis dans un immeuble hyper écolo. Selon cette campagnarde d'adoption, membre du Parti vert, les nouveaux venus sont effectivement en train de forcer une certaine remise en question des valeurs locales. Mais ces changements ne se font pas du jour au lendemain. Et les mentalités des ex-urbains et des natifs peuvent être très éloignées. «Être conservateur à Toronto et ici, ce sont deux choses différentes. Ici, certains points de vue sont choquants. On reçoit des brochures contre l'homosexualité, qui parlent de prière et de famille...»

Ce qui ressort aussi assez clairement, c'est que les participants à la transformation «pro-terroir» de Prince Edward County sont souvent peu politisés. «Je suis dans mon potager, je n'ai pas le temps d'écouter ce qu'ils disent», me lance Vicki Emlaw, de Vicki's Veggies, un ferme de légumes bio. Plusieurs se sentent délaissés par les politiciens. «S'ils s'intéressaient aux fermiers, ils n'auraient pas déclenché les élections en pleine saison des récoltes», souligne Grant Howes.

D'autres préfèrent s'engager dans des mouvements apolitiques comme Slow Food. C'est le cas notamment du chef Jamie Kennedy, figure de proue ontarienne de cette mouvance mondiale qui milite en faveur d'une alimentation «bonne, juste et propre».

Kennedy a acheté une ferme dans la région, et y vit à temps plein. Mais j'ai eu beau le cuisiner à fond côté politique, il semble sincèrement très peu s'y intéresser, même si toute son action est hautement liée à la vie de la cité. «Moi, mon travail c'est de faire à manger et de me renouveler chaque jour.» Projets politiques? Programmes politiques? Stratégies? «Ce sont des concepts étrangers pour les gens comme moi.»

Selon Jamie Kennedy, les changements concrets comme ceux que l'on voit dans Prince Edward County, ce retour vers un mode de vie où l'alimentation est ancrée dans la terre et dans les communautés plutôt que dans les usines et sur Bay Street, peut se faire en ignorant les politiciens. Aucun besoin, selon lui, d'amener le sujet sur la scène électorale. «Il faut que les choses bougent et, à un moment, les politiciens se rendront compte de ce qui est en train de se passer.»