L'humoriste et comédien Aziz Ansari fera-t-il dérailler malgré lui le mouvement #metoo ? Servira-t-il de prétexte à une réflexion profonde sur le consentement sexuel ? Est-il un agresseur ou une victime collatérale ? Beaucoup se posent ces questions depuis une semaine et n'arrivent pas aux mêmes conclusions.

Aziz Ansari, révélé par la série américaine Parks and Recreation, est la tête d'affiche de l'émission Master of None sur Netflix, pour laquelle il a remporté un prix à la soirée des Golden Globes au début du mois. C'est lorsqu'elle a vu Ansari monter sur scène et s'afficher en faveur du mouvement Time's Up (contre les agressions sexuelles) que « Grace » a accepté de se confier à une « journaliste » du site babe.net.

J'écris Grace entre guillemets parce qu'il s'agit d'un nom fictif, et journaliste entre guillemets parce que babe.net est un média irrévérencieux destiné à « la femme milléniale » (son credo : « babe is for girls who don't give a fuck »), qui fait autant dans le potin scabreux que dans l'« enquête » (les guillemets toujours) sur les inconduites sexuelles. Disons que ses journalistes ne semblent pas soumis au même code d'éthique que ceux du New York Times...

Babe.net a publié le week-end dernier un compte rendu très détaillé de ce que Grace, une photographe de 23 ans, décrit comme « la pire nuit de sa vie ». Aziz Ansari, qu'elle a rencontré aux Emmy Awards en septembre dernier, lui a donné rendez-vous dans un restaurant quelques semaines plus tard. La jeune femme a trouvé l'acteur de 34 ans pressé de régler l'addition, puis, chez lui, tout aussi pressé de l'embrasser et de la déshabiller.

Lorsque Ansari a brandi un condom, Grace lui a fait comprendre qu'il était trop vite en affaires. Il a alors suggéré qu'ils se rhabillent et qu'ils « chillent ». Peu après, l'humoriste s'est de nouveau fait insistant et son invitée a accepté, à contrecoeur, de lui faire une fellation. Elle a toutefois refusé de coucher avec lui. Il lui a appelé une voiture Uber pour qu'elle rentre chez elle. Elle a pleuré tout le long du trajet.

Ansari semblait croire, en lui écrivant le lendemain, qu'ils avaient passé une soirée agréable. « Ça semblait peut-être correct, mais je ne me sentais pas bien du tout », a-t-elle répondu, lui rappelant qu'il avait été très insistant. Ansari s'est aussitôt excusé en expliquant qu'il avait sans doute mal interprété la situation. C'est aussi ce qu'il a répété, sans nier les faits, cette semaine dans une déclaration publique.

Le récit de cette soirée oppose dans les médias deux groupes de féministes. Celles qui estiment qu'il est nécessaire de distinguer une agression sexuelle d'un rendez-vous raté avec un amant inadéquat. Et celles qui, au contraire, rappellent qu'il n'y a pas de consentement libre et éclairé à des rapports sexuels sans un « oui enthousiaste ».

Le cas Ansari marque, sans conteste, un point tournant dans le mouvement #metoo/#moiaussi. Il nous force à nous questionner sur la définition même de l'agression sexuelle, sur les zones grises du consentement sexuel et sur la responsabilité des sites d'information, quels qu'ils soient, dans le dévoilement public de comportements relevant d'ordinaire de la sphère privée.

S'agit-il d'une agression sexuelle ou d'un rendez-vous galant qui a manqué cruellement de galanterie ? Les avis sont partagés. Grace déclare avoir envoyé des messages non verbaux à son partenaire, qu'il n'a pas captés ou feint de ne pas comprendre. Ce qui a fait dire à une chroniqueuse du New York Times qu'Ansari était surtout « coupable de ne pas lire dans les pensées ».

Ce dont témoigne Grace n'est certainement pas de l'ordre de ce que l'on reproche à Harvey Weinstein ou à Gilbert Rozon chez nous. Il n'y a pas de relation d'autorité entre elle et Ansari, même si ce dernier bénéficie sans doute de son aura de célébrité pour séduire des femmes. Il n'est en revanche ni un employeur, ni un professeur, ni un réalisateur exerçant son pouvoir et son ascendant sur une jeune femme pour profiter de sa situation. Ansari n'est, désolé du jeu de mots, le « maître de personne » dans leurs rapports.

L'histoire de Grace est celle d'une jeune femme de 23 ans, déçue d'une soirée gâchée par l'insistance d'un homme à espérer qu'elle consente à des rapports sexuels. Une histoire qui a une résonance chez bien des femmes, de toutes les générations, ayant déjà accepté les avances d'un homme parce que les refuser aurait été trop compliqué. Une histoire qui rappelle une nouvelle (de fiction), publiée en décembre dans le magazine The New Yorker - intitulée Cat Person - qui a fait fureur sur les réseaux sociaux. Une histoire que bien des Américaines résument à deux mots : « bad sex ».

Il reste que la discussion sur le consentement sexuel qu'elle inspire, parallèle au mouvement #metoo, mérite d'avoir lieu. Une discussion sur les codes et les clichés sexuels, sur les idées préconçues que l'on se fait sur les hommes, condensés de testostérone incontrôlables obsédés par le sexe, et sur les femmes et leur présumé manque de libido chronique. Sans qu'il y ait d'amalgame et sans que les hommes craignent que leur vie privée ne soit étalée par une source anonyme sur un obscur site web ou un fil Facebook.

Aziz Ansari a-t-il fait les frais de ce débat ? C'est possible. Il ne sort certainement pas grandi par le portrait désillusionné et très peu flatteur que Grace fait de lui. 

Ansari, qui a une réputation de « bon gars », s'affiche comme féministe et a écrit un livre sur les rapports hommes-femmes (Modern Romance, en 2015), où il est notamment question de l'importance du langage non verbal dans le consentement sexuel.

L'humoriste n'a certainement pas été à la hauteur des attentes. Il a été un mauvais amant, peu à l'écoute de sa partenaire. Mais est-il coupable d'inconduite sexuelle ? A-t-il agressé une femme qui se montrait peu enthousiaste à la perspective de leurs ébats en insistant au-delà de ce qui est raisonnable ? Méritait-il que ses pratiques sexuelles - qui n'ont rien à voir avec celles de Jian Ghomeshi, par exemple - soient dévoilées au grand jour ? Rien n'est moins sûr.

Ansari incarne le « cas limite », la zone grise - certains diront « le dérapage » inévitable - du mouvement #metoo. Je ne crois pas que sa carrière soit irrémédiablement entachée par cette histoire. J'ai bon espoir que les gens sauront faire la part des choses. Il ne faudrait pas, quoi qu'il en soit, qu'un mouvement d'émancipation des femmes aussi fort soit discrédité par un cas isolé de « journalisme » bâclé. J'insiste encore une fois sur les guillemets. Le mouvement #moiaussi, nécessaire, mérite que l'on retienne surtout ce qu'il porte d'essentiel : la marche vers l'égalité, la dignité et le respect des femmes.