Il avait à peine 3 ans. Je m'étais mis en tête de l'initier aux joies du cinéma. Moins pour lui que pour moi. Destination cinéma Guzzo du Marché Central. En découvrant le vacarme strident des autos tamponneuses, son jugement était tombé comme un couperet: «Je n'aime pas le cinéma!» Comment s'assurer qu'une bonne idée se retourne contre soi...

Je l'ai transporté à bras-le-corps à travers la jungle de jeux assourdissants de ce temple clinquant du divertissement pour préadolescents. Petit chat apeuré agrippé à mon cou. Arrivé à la salle, à l'étage, le film avait déjà commencé. À travers la porte, les réverbérations étaient si fortes qu'il n'a pas voulu entrer. Il était cramponné à moi et refusait que je fasse un pas de plus. J'ai mis une demi-heure à le convaincre d'entrer puis de s'asseoir, les paumes vissées sur les oreilles. J'ai raté le début de Ratatouille. Il n'en a pas entendu la moitié.

Son bal de finissants du primaire avait lieu vendredi. Je lui ai prêté le noeud papillon que je ne porte qu'au Festival de Cannes. À chacun ses habitudes. Un beau grand garçon amateur de cinéma qui, après une initiation intempestive aux classiques du cinéma en noir et blanc (je n'apprends pas toujours de mes erreurs) - Les vacances de monsieur Hulot, Les quatre cents coups, quelques Chaplin et Buster Keaton -, a insisté pour qu'on revienne à la couleur.

Presque une décennie plus tard, je le soupçonne de toujours ressentir les contrecoups de sa première expérience (traumatisante) dans une salle de cinéma. Pendant des années, son petit frère et lui se bouchaient les oreilles dès que commençaient à défiler les bandes-annonces tonitruantes de films de superhéros (qui a dit que le cinéma hollywoodien était redondant?).

Je les comprends. Le son au cinéma, particulièrement dans les multiplexes où la majorité des films sont destinés à un public cible de 14 ans, est beaucoup trop fort. Ce n'est pas seulement une vague impression. Ma collègue Marie Allard a constaté au cinéma Guzzo du Marché Central un niveau maximal de 99,4 décibels lors de la projection d'un film de Disney. Je n'ai aucune difficulté à le croire.

Or, selon une majorité de spécialistes, dont ceux de l'Académie canadienne d'audiologie, un son soutenu supérieur à 90 décibels présente un risque réel d'endommager l'ouïe à long terme. Il est d'ailleurs recommandé par le Centre canadien d'hygiène et de sécurité au travail, un organisme fédéral, de porter des protecteurs auditifs lorsque l'on est exposé à des bruits de 85 décibels - le son émis par la plupart des tondeuses à gazon.

Comme le rappelle ma collègue, le niveau de bruit «sécuritaire» se situe à 75 décibels, selon l'Organisation mondiale de la santé. Au cinéma Guzzo, pendant une représentation d'Alice de l'autre côté du miroir, La Presse a relevé un niveau acoustique moyen de 90 décibels...

Que répond à cela Vincent Guzzo, président des cinémas du même nom? «C'est un faux débat.» Pardon? Ai-je bien entendu? Malheureusement, oui. «C'est typique: une personne se plaint, et on veut en faire une montagne, dit M. Guzzo. C'est beau, vous en ferez une montagne. Moi, quand j'ai une plainte d'un parent, c'est comique, parce que la plainte n'est jamais au nom de l'enfant. Le parent dit: "J'ai vu un film avec mes enfants, j'ai trouvé le son trop élevé au point que ça m'a dérangé." Mais l'enfant, on n'en parle pas.»

Il y a une raison pour laquelle on n'en parle pas: on ne s'entend plus! S'il fallait se fier au seuil de tolérance au bruit d'un enfant de 6 ans pour guider nos décisions en matière de niveaux de décibels acceptables, on serait tous bientôt sourds.

N'en déplaise à Vincent Guzzo - et même si cela ne semble pas le préoccuper le moindrement -, le problème du trop-plein de décibels dans les salles de cinéma est loin d'être un «faux débat». Aller au cinéma n'est pas, comme il le prétend avec sa verve habituelle, comparable au risque que court le mineur qui décide de travailler dans une mine. On ne le présente pas comme une expérience potentiellement dangereuse. «Venez voir Trouver Doris, à vos risques et périls!»

Si vous avez l'impression que le son est de plus en plus fort au cinéma - en particulier pendant les publicités et les bandes-annonces avant la projection -, vous n'avez pas tort. Grâce aux avancées technologiques, il est désormais possible d'atteindre un niveau très élevé de décibels sans nuire pour autant à la qualité du son (distorsion, statique, etc.).

Avant l'ère numérique, il était impossible de dépasser un seuil de 85 décibels sans subir des inconvénients qualitatifs. Le niveau de son, pour ainsi dire, s'autorégulait. Ce n'est plus le cas. Les studios et les propriétaires de salles abusent désormais allégrement de leur capacité d'en mettre plein les oreilles (en particulier pendant les bandes-annonces, pour bien capter l'attention des spectateurs).

L'archipuissante Motion Picture Association of America (MPAA), dont l'influence s'étend sur l'ensemble du continent nord-américain, s'oppose depuis des années à toute forme de réglementation du bruit dans les salles de cinéma. (Sous prétexte que le public est friand de sensations fortes et que d'autres industries - celle de la musique notamment -, qui ne sont pas réglementées, seraient injustement avantagées.)

Et tant pis pour le risque de pertes auditives des enfants nés à l'ère numérique. Pourquoi s'en soucier maintenant? Selon les spécialistes, ce n'est généralement qu'à 50 ou 60 ans que l'on peut constater les effets néfastes d'une exposition à des décibels trop élevés. Oui, «trop» élevés. M. Guzzo ne serait sans doute pas d'accord, mais dans le son comme dans la vie, trop, c'est comme pas assez. Et d'ordinaire, ce n'est pas une qualité.