C't'une fois deux béotiens, comprends-tu ? Deux incultes qui se gargarisent de leur ignorance crasse. Ils s'en font une fierté, érigeant leur médiocrité au rang de qualité intrinsèque, en direct le matin, à la radio de Québec.

Le premier moron dit au second, sur fond d'effets spéciaux de pleurs, s'agissant de la disparition de l'un des fleurons de la culture québécoise à l'étranger : « LA LA LA Human Steps nous a quittés. Tsé la madame en jaquette qui fait des savates dans le vide au-dessus d'une chaise, pis y a un gars avec une flashlight qui fait semblant de la retenir, pis a se fait aller les cheveux, comprends-tu ? »

Il se félicite dans la foulée que Louise Lecavalier, l'une des plus dignes représentantes de la danse contemporaine québécoise, et les autres danseurs de la compagnie d'Édouard Lock aient désormais à se trouver « de vrais jobs ».

Précision : danseur, chorégraphe, éboueur, voilà de vrais jobs. Animateur de radio-poubelle, c'est seulement la désignation politiquement correcte d'un parasite rémunéré.

J'ai découvert l'édifiant discours de ces fiers béotiens la semaine dernière, alors que j'étais plongé dans la lecture du plus récent essai du Prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa. Un changement de registre brutal, mais aussi une illustration concrète de quelques aphorismes de Vargas Llosa dans La civilisation du spectacle, qui vient de paraître chez Gallimard en traduction française.

« Dans la civilisation du spectacle, le bouffon est roi », écrit l'auteur, qui ajoute : « La culture est divertissement et ce qui n'est pas divertissant n'est pas culture. » Le vénérable écrivain péruvien (79 ans) dénonce « l'inculture, déguisée sous le nom de culture populaire » et regrette « l'éclipse de l'intellectuel », depuis trop longtemps écarté des débats publics. J'ai pensé, forcément, à mes deux parasites des ondes. Quand les médias sont envahis par les punaises de lit...

Selon Vargas Llosa, la culture de masse, « au lieu de promouvoir l'individu, le crétinise, en le privant de lucidité et de libre arbitre ». Son constat est dur, cynique, sans appel. Et, malgré un fond de vérité, certainement réducteur.

« La racine du phénomène se trouve [...] dans la banalisation ludique de la culture dominante, où la valeur suprême est désormais de se divertir et divertir, par-dessus toute autre forme de connaissance ou d'idéal », se désole-t-il. Une « madame en jaquette » qui fait de la danse contemporaine avec David Bowie, c'est moins divertissant pour certains qu'une danseuse nue qui se trémousse sur du Nickelback autour d'un poteau à L'Ancienne-Lorette, comprends-tu...

Heureusement, tous ne sont pas aussi « barbares » (pour emprunter le titre de l'essai récent d'Alessandro Baricco, plus comique et nuancé, sur le même sujet). Ce ne semble pas être l'avis de Mario Vargas Llosa, qui n'évite pas les poncifs dans sa démonstration de la déliquescence du patrimoine culturel mondial et du déclin de la civilisation occidentale - qui n'est pas qu'une vieille série documentaire sur les outrances du métal.

Selon lui, la Culture avec un grand « C » - que le poète américain T.S. Eliot nommait la « haute culture » - a été ravagée et corrompue par la frivolité. Sa démocratisation, qui favorise la quantité au détriment de la qualité, « mène à l'appauvrissement et une croissante superficialité ».

Mario Vargas Llosa n'a sans doute pas tort, mais son constat est à la fois terriblement élitiste et nostalgique.

Rien ou presque de ce qui a été créé depuis 50 ans ne semble trouver grâce à ses yeux. Les artistes contemporains qui ont du succès (Damien Hirst, en particulier) sont tous des fumistes, l'art contemporain n'est que du « bluff » (l'urinoir de Marcel Duchamp) et l'avant-garde, une vaste supercherie (John Cage et son 4'33''). Pour l'ouverture d'esprit, on repassera.

Cet admirateur de Seurat, un postimpressionniste disparu à 31 ans, a une conception non seulement figée, mais étriquée de l'art contemporain, dans son sens le plus large. Je ne serais d'ailleurs pas étonné qu'en matière de danse contemporaine, il s'accorde avec nos deux bozos de la radio de Québec.

Ceux-ci ne pourraient du reste l'accuser d'être un fier représentant de la « gauche caviar ». Vargas Llosa, candidat défait aux présidentielles péruviennes de 1990, a troqué ses sympathies communistes de jeunesse contre le libéralisme à la sauce Margaret Thatcher (qu'il ne renie pas, à la manière d'un candidat néo-démocrate).

Dans La civilisation du spectacle, il fait d'ailleurs l'apologie du capitalisme, avec une réserve spécifique pour la culture. Dans un monde où, dit-il, on a progressé en matière de démocratie, d'éducation et de prospérité, on a régressé en culture, laquelle, selon lui, « se dénature et se déprécie : tout ce qui la compose se nivelle et s'uniformise au point où un opéra de Verdi, la philosophie de Kant, un concert des Rolling Stones et une représentation du Cirque du Soleil deviennent équivalents ».

C'est une vision à mon sens alarmiste d'un puriste qui refuse la cohabitation (pourtant inévitable) de l'art et de la culture populaire. Certes, comme le décrit Vargas Llosa, le « consommateur de culture » est devenu de plus en plus paresseux, à force d'être nourri aux recettes faciles et aux formules prémâchées. Mais laisser entendre qu'il n'existe plus de littérature digne de ce nom depuis Joyce, de cinéma valable depuis John Ford ni de musique noble depuis Bartók est proprement ridicule. Pousse, mais pousse égal !, comme dirait ma mère.

Autant Vargas Llosa, romancier remarquable et essayiste érudit - qui fut un élève de Barthes à la Sorbonne aux côtés de Baudrillard -, tient un discours cohérent, autant il s'affiche dans sa conception de la culture en janséniste d'une autre époque.

Il est très critique, à juste titre, de la dictature du populaire, de la consécration d'« artistes médiocres ou nuls », de « la prolifération de la presse irresponsable, potinière et scandaleuse ». Il s'étonne que l'un des pays « les plus cultivés de la terre », le Canada, ait sa version du magazine ¡ Hola !.

Et s'il a raison de dire que le divertissement est à ce point omniprésent, notamment dans les médias, que l'art peine désormais à trouver sa place, la culture - la vraie - existe encore. Il y a quantité de gens pour l'apprécier à sa juste valeur. Malgré ce qu'en pensent les béotiens.