Le monsieur était bien habillé. Il ne portait pas un complet de location. On voyait que c'était du tissu de qualité. Un tailleur italien, peut-être. Barbe soignée, cheveux gris fraîchement coupés, lunettes griffées. Un cadre supérieur propre de sa personne.

Il était accompagné de deux ou trois collègues. Sa femme, peut-être. Tous bien chics. Smokings pas le moindrement fripés, robes noires classiques aux lignes fluides, bijoux assortis, sobres et de bon goût. Pas la faune clinquante, vulgaire et m'as-tu-vu tentant de s'immiscer dans d'autres soirées privées de la Croisette, en ce samedi soir.

« Nous sponsorisons la fête. Merci de nous laisser passer », a dit poliment le monsieur au videur de la boîte de nuit. Je ne savais pas que « sponsoriser » était un verbe (et je viens de trouver la traduction de « bouncer » dans Google). Le cerbère (synonyme) l'a observé de haut, le regard sévère, avant de lui dire que la soirée affichait complet. L'élégant monsieur, je le sentais, allait bientôt perdre de sa superbe.

Il était peut-être 23 h 15. Sur l'invitation par courriel, il était indiqué que nous étions conviés à la fête à compter de 22 h 30. On t'invite à 10 h et demie dans un party, t'arrives un peu après 11 h, cela me semble dans l'ordre des choses. Fashionably late, comme on dit à Juan-les-Pins (je n'ai pas trouvé l'équivalent dans Google Translate).

Le chic monsieur n'était pas content. Une dame non plus, qui a bousculé sans ménagement tous ceux qui étaient sur son passage, se faufilant à l'avant en espérant sans doute tailler une brèche dans le mur de portiers: trois gars bien musclés qui n'avaient pas l'air de vouloir rigoler.

Sa tentative avortée de prise de la Bastille métaphorique fut la goutte qui fit déborder le proverbial vase, comme dirait l'autre. Les esprits s'étaient soudainement échauffés. J'étais aux premières loges, touchant presque à la victoire. Et m'introduisant malgré moi dans la bulle inviolable du videur, qui commençait lui aussi à perdre patience.

« Reculez, monsieur! »

J'étais un peu vexé qu'il m'appelle « monsieur ». J'ai failli lui répondre que mes cheveux avaient grisonné prématurément, que j'avais à peine entamé la quarantaine, mais j'ai eu l'intuition que le moment était peut-être mal choisi. J'ai tenté comme j'ai pu de respecter les limites de son intégrité physique, cependant qu'une meute irascible me poussait dans le dos.

« Ça ne se passera pas comme ça! s'est énervée la dame, soixantenaire prête à faire la Révolution. Je suis à la tête de [telle] société. Nous avons des intérêts dans le film. Je ne bougerai pas d'ici tant qu'on m'aura laissé entrer! »

Les videurs ont appelé du renfort. Des supérieurs hiérarchiques, comme on dit à Antibes. Un agent de sécurité au crâne rasé est arrivé, accompagné d'une jeune blonde américaine, spécialiste de relations publiques grimaçant de désarroi et d'impuissance.

« Je suis désolée, on me dit que la fête est à pleine capacité en ce moment », a-t-elle dit. Nous étions peut-être une cinquantaine à faire la file, de manière plus ou moins civilisée (bref, à la française). « La capacité de la salle est de 150 personnes et ils ont envoyé 450 invitations, m'a expliqué le videur. Vous seriez mieux de rentrer chez vous. Il est trop tard. »

Je me suis demandé si du « trois pour un » était dans les circonstances un ratio raisonnable d'« overbooking » (à Nice, on ne dit pas « surréservation », désolé). J'avais le sentiment de perdre mon temps. Je faisais le poireau depuis une demi-heure et je ne me souvenais même plus du titre du film espagnol servant de prétexte à la fête, mettant en vedette Tim Robbins.

J'ai eu une idée. Et si je tentais de me faire passer pour Tim Robbins? On m'a parfois dit que je lui ressemblais (ainsi qu'à Tom Hanks, ce qui ne me semblait en l'occurrence d'aucun secours).

Pendant une fraction de seconde, j'ai pensé interpeller brusquement le portier en lui disant: « Vous ne savez pas qui je suis? Vous n'avez pas vu The Player de Robert Altman? Laissez-moi entrer! »

Cette brillante idée s'est évanouie aussitôt, allant rejoindre toutes les autres. Une demi-heure plus tôt, j'avais aussi songé à dérider le videur de 6 pi 4 et 225 lb, en lui lançant un « Écrase, minable, je connais le portier ». Mais j'ai eu peur qu'il ne saisisse pas la référence comique. Ça marchait fort, RBO, sur la Côte d'Azur dans les années 80?

Un journaliste espagnol a obtenu la permission de descendre à la fête, qui avait lieu près de la plage, pour retrouver son ordinateur, disait-il. Un type un peu louche s'est présenté devant l'escalier, feignant de porter un joint à sa bouche et prétendant « travailler » dans la boîte. Les videurs lui ont d'abord refusé l'entrée, puis se sont ravisés sur le conseil de leur supérieur hiérarchique.

Quatre « beautiful people » (intraduisible), postés plus loin dans la file, ont aussi été invités à passer devant tout le monde. Les autres invités interdits de fête ont commencé à rouspéter de plus belle. Les videurs sentaient qu'il fallait agir diligemment, sinon la madame pas contente et le cadre supérieur de moins en moins poli allaient finir par convaincre les autres potentiels putschistes des vertus de la violence collective dans les mouvements révolutionnaires européens.

Les videurs ont ouvert les vannes. Il était minuit passé. Sur le plancher de danse, il n'y avait presque pas un chat. Trois ou quatre dizaines de buveurs de vodka (Grey Goose, commanditaire de la soirée). Pas de Tim Robbins en vue. J'ai juré qu'on ne m'y reprendrait plus. Jusqu'à la prochaine fois.