Son papa trouvait qu'elle allait bien. S'il est une chose que met en lumière Amy, l'excellent documentaire d'Asif Kapadia sur Amy Winehouse, présenté hier en première mondiale au Festival de Cannes, c'est la cruelle ironie de Rehab, la chanson qui l'a rendue célèbre.

On ne s'étonne pas que la famille de la chanteuse néo-soul britannique se soit dissociée de ce film à la fois sensible et percutant, mettant en cause la négligence de Mitch Winehouse dans la mort par intoxication à l'alcool de sa fille Amy, en juillet 2011.

« I ain't got the time, and if my daddy says I'm fine » (« Je n'ai pas le temps, et si mon papa dit que je vais bien »), chantait Amy Winehouse sur l'album Back to Black, écoulé à 20 millions d'exemplaires, pour expliquer son refus de se soumettre à une cure de désintoxication après le succès de son premier album, Frank.

Elle n'exagérait pas. Dans le documentaire, on entend Mitch Winehouse déclarer lui-même qu'il ne croyait pas que sa fille avait besoin d'un suivi médical pour sa dépendance à l'alcool, contrairement à ce que prétendait son entourage. C'est à partir de ce moment, dit l'ex-imprésario de la chanteuse, que tout a dérapé.

La famille d'Amy Winehouse, qui a accepté de participer au film, a dénoncé il y a trois semaines ses « allégations mensongères ». Mitch Winehouse, qui sera le mois prochain porte-parole du Festival international de cirque de Vaudreuil-Dorion (!), est présenté dans le documentaire d'Asif Kapadia comme un être irresponsable, une véritable sangsue qui a profité de la notoriété de sa fille dépressive, boulimique et toxicomane, après l'avoir abandonnée à l'enfance.

Amy est bien davantage qu'un acte d'accusation envers les proches d'une jeune femme au caractère autodestructeur. C'est aussi un hommage à une artiste au talent exceptionnel. Asif Kapadia, originaire du même quartier, documente de manière exhaustive la vie de cette « fille juive du nord de Londres », comme elle aimait se décrire.

Comme il l'avait fait avec son documentaire Senna, sur le regretté pilote automobile brésilien, Kapadia a accompli un travail de défrichage remarquable. Il a réalisé quelque 100 entrevues, servant de trame sonore à ce feu roulant d'images d'archives.

Et comme pour Senna, aucune des personnes interviewées n'apparaît à l'écran. Leurs voix multiples servent de trame narrative à ce film magistralement monté, qui s'apprécie comme un drame biographique.

Une somme colossale d'archives publiques et privées - gracieuseté de la famille, d'imprésarios, d'amoureux et d'amis d'enfance -, savamment condensée en deux heures d'une tragédie grecque interprétée par un père manipulateur, un mari pygmalion et une fille/épouse sacrifiée sur l'autel de la célébrité.

Parce que les deux films ont été réalisés simultanément, Amy rappelle inévitablement Montage of Heck, récent documentaire sur Kurt Cobain. Deux auteurs-compositeurs au talent inouï, vedettes populaires récalcitrantes et autodestructrices, disparues à 27 ans après des excès de drogues (comme tant d'autres légendes du rock : Jimi Hendrix, Jim Morrison, Janis Joplin). Et pour rendre compte au cinéma de leurs destins tragiques, des accès privilégiés à des archives personnelles, à des cahiers de chansons et des vidéos maison.

On découvre dans le film d'Asif Kapadia une jeune Amy Winehouse enjouée, comique, d'un naturel désarmant devant la caméra, déjà à 14 ans une future chanteuse de jazz surdouée. Ainsi que l'ange déchu devenu, à peine 10 ans plus tard, une héroïnomane squelettique au comportement erratique (tout comme Kurt Cobain dans le film de Brett Morgen).

Peut-être parce que la vie adulte entière ou presque d'Amy Winehouse semble avoir été captée sur vidéo, sa biographie filmée semble encore plus crue et intimiste que celle consacrée à Cobain. Kapadia met l'accent sur ses chansons, qui renvoient à ses mauvaises habitudes et fréquentations, en particulier celle de son amant devenu mari Blake Fielder-Civil, bad boy archétypal, toxicomane envoyé au pénitencier, qui a inspiré la majorité des chansons de Black to Black.

Comme le père de la chanteuse, il est dépeint comme un profiteur attiré par les feux de la rampe, vivant au crochet de sa femme, qu'il a entraînée dans une spirale éthylique dont elle n'a jamais pu s'extirper.

Grâce à un montage fascinant d'entrevues audio et vidéo extrêmement révélatrices, d'accès inédit à des coulisses, à une fabuleuse audition guitare-voix aux bureaux de l'étiquette Island Records (alors qu'Amy Winehouse avait 18 ans), Asif Kapadia nous rappelle la tristesse infinie d'une vie et d'une carrière gâchées. Par les excès de toutes sortes, la traque insatiable des médias, l'appât du gain de son entourage.

Vers la fin du film, on voit Mitch Winehouse débarquant sans avertissement à Sainte-Lucie, où séjourne sa fille pour se désintoxiquer, avec une équipe de télévision.

Son dernier imprésario, qui était aussi le promoteur de ses spectacles, la contraignait à faire des tournées alors que sa santé physique et mentale était vacillante. On la voit titubant sur scène ou en entrevue à plusieurs reprises, incapable d'être cohérente ou de chanter. Des images d'une tristesse infinie.

Amy Winehouse est morte en juillet 2011 d'avoir trop bien porté son nom. Une vamp trash nourrissant malgré elle les paparazzi entre deux cures de désintoxication. Un train lumineux dans la nuit, filant à pleine vitesse vers un grand mur. Restent des chansons autobiographiques, aux mélodies entraînantes tranchant avec la douleur des textes. Et cette voix cuivrée au souffle sulfureux, burinée dans un matériau riche d'une autre époque, celle de Sarah Vaughan et d'Ella Fitzgerald.

La voix d'une vieille âme, parfaitement modulée et incarnée, à la fois sombre et lumineuse, d'un ange noir disparu trop tôt.