Les milliers de personnes qui ont manifesté dimanche dans les rues de Montréal contre le démantèlement de Radio-Canada n'y changeront rien. La «restructuration» - euphémisme privilégié par son PDG Hubert Lacroix pour décrire le saccage du diffuseur public - va se poursuivre.

Quelque 1500 employés, environ le quart des effectifs de CBC/Radio-Canada, auront perdu leur emploi d'ici cinq ans, si tout se passe comme prévu. C'est un «choix de société», se défend Hubert Lacroix, rappelant que le modèle de financement actuel est inadéquat et que Radio-Canada ne reçoit en moyenne que 29$ par habitant, pour un soutien parmi les plus faibles en Occident.

«Que voulez-vous?», semble demander d'un ton résigné le président, comme jadis un premier ministre libéral guère plus tendre envers Radio-Canada que l'actuel gouvernement conservateur. Ce que plusieurs veulent, c'est que nos institutions soient protégées. Sentir que la liberté d'un diffuseur public n'est pas à la merci d'intérêts politiques, menacée par des choix idéologiques.

Élire un gouvernement majoritaire est peut-être un «choix de société», comme le souligne Hubert Lacroix. Ce n'est pas pour autant une carte blanche lui octroyant toutes les prérogatives, dont celle de démembrer une radio et une télévision publiques jusqu'à ce qu'il n'en reste que le lointain souvenir.

Depuis qu'il a été nommé par le gouvernement conservateur en 2007, Hubert Lacroix a présidé aux annonces successives de compressions toujours plus sévères, au licenciement de milliers d'employés, à la vente de la Maison Radio-Canada, boulevard René-Lévesque (triste ironie), à la fermeture de plusieurs de ses studios et de son costumier, l'un des plus importants en Amérique du Nord.

Le président gère la décroissance du diffuseur public en tentant de la faire passer pour une modernisation. Son discours n'est pas à un paradoxe près. S'il fallait couper dans le gras à Radio-Canada, c'est déjà fait. On entaille désormais les muscles, en bonne marche vers le coeur. On ne parle plus de coupes quand le quart des employés d'une société sont menacés de perdre leur emploi. On parle de saignée.

Radio-Canada n'est pas une entreprise comme une autre, n'en déplaise à Hubert Lacroix, qui multiplie ces jours-ci les comparaisons avec des médias privés en restructuration tels CNN, Bell ou Rogers. Radio-Canada est un service public. La différence est fondamentale.

Radio-Canada est le seul organe médiatique à pouvoir maintenir un réseau de correspondants à l'étranger. C'est un luxe que nous avons collectivement décidé de nous offrir, afin d'être informés d'autre chose que de faits divers à Flin Flon, d'élections à Terre-Neuve et de scandales à Laval. Or, il y a de moins en moins d'information internationale à l'antenne de Radio-Canada, et de moins en moins de journalistes affectés à de grands reportages, comme ceux que l'on retrouve à Enquête.

Hubert Lacroix, qui refuse de faire une distinction nette entre Radio-Canada et la CBC malgré leurs écarts de performance, a perdu ces dernières semaines ce qu'il restait du faible lien de confiance qu'il entretenait avec ses employés. Plusieurs réclament sa démission, et pas seulement parmi les dirigeants syndicaux.

Des employés en Estrie ont refusé d'accepter un prix qu'il voulait leur remettre la semaine dernière. Il est accusé d'être le fossoyeur du service public par plusieurs anciennes têtes d'affiche de Radio-Canada. Des journalistes, des animateurs et des patrons très estimés, comme Jean-François Lépine et Alain Saulnier.

Saulnier, un ancien directeur de l'information remercié subitement en 2012, a publié cet automne le pamphlet Ici était Radio-Canada, dans lequel il reproche à Hubert Lacroix sa complaisance envers le gouvernement Harper. Lacroix se défend d'avoir une «couleur politique». «La gestion quotidienne et les choix éditoriaux comme la définition de nos orientations ne dépendent que de nous. Ils sont libres de toute intervention politique», écrit-il dans un communiqué rendu public vendredi.

Il est difficile de croire au proverbial arm's length et à l'imperméabilité de Radio-Canada par rapport au pouvoir politique lorsqu'on sait que les trois quarts des membres de son conseil d'administration sont des donateurs ou ex-donateurs du Parti conservateur. Un C.A. qui n'a pas hésité à qualifier de «tendancieuse» la couverture de Radio-Canada lors de la dernière élection, parce qu'elle n'était pas assez favorable au gouvernement en place.

Hubert Lacroix dit faire tout en son pouvoir pour défendre l'indépendance de Radio-Canada. Ce n'est manifestement pas assez. «Plus que jamais, nous avons besoin d'un diffuseur public fort, générateur de contenus qui forgent notre identité et enrichissent notre vie démocratique», écrit-il. Et c'est en sabrant à coups de millions les moyens et les effectifs que l'on va y parvenir?

Plusieurs ont accusé Hubert Lacroix d'avoir tenté de récupérer les manifestations de dimanche en déclarant qu'elles sont la preuve de la pertinence de la «conversation» qu'il a lancée le printemps dernier sur l'avenir du diffuseur public.

Ils n'ont pas tort. Lacroix peut bien se dire «touché par ce témoignage d'amour» de milliers de manifestants, s'il n'est pas prêt à donner suite à la moindre de leurs doléances, ce ne sont que des paroles en l'air. Quel est l'intérêt d'appeler à une conversation nationale lorsqu'on en a tiré les conclusions d'avance?

On écoute Hubert Lacroix sur différentes tribunes - il n'a pas répondu à notre demande d'entrevue hier - et on a l'impression qu'il se lave les mains du travail de sape du gouvernement Harper, dont le mépris pour Radio-Canada est bien connu et documenté.

Il faudrait que le gouvernement canadien double le financement qu'il accorde à Radio-Canada/CBC pour atteindre la parité avec la France, et qu'il le quadruple pour rejoindre le niveau de la Grande-Bretagne. Ce n'est pas moi qui le dis. Ce sont les paroles d'Hubert Lacroix, il y a cinq ans...

Depuis, il observe un silence radio sur la question, se contentant de rappeler le sous-financement chronique de Radio-Canada sans en blâmer le gouvernement, mais plutôt la population canadienne et ses «choix de société». Pour un président, c'est un choix moins compromettant.