À l'automne 1974, cinq cinéastes, membres de l'Association des réalisateurs de films du Québec, décident d'occuper les locaux du Bureau de la surveillance du cinéma afin de protester contre l'absence de financement du septième art par le gouvernement québécois.

Roger Frappier, Jacques Leduc, Jean Pierre Lefebvre, Jean Chabot et Jacques Gagné passent 12 jours et 11 nuits dans les bureaux de l'ancien Bureau de censure des vues animées de la province de Québec (et future Régie du cinéma), avec la complicité de son directeur, André Guérin.

Ils sont rejoints dans leur action par d'autres cinéastes (André Melançon, Claude Jutra, Michel Brault, Denys Arcand, Mireille Dansereau, Jean-Claude Labrecque, Gilles Carle, André Forcier, notamment) et par près d'une centaine d'auteurs, techniciens et comédiens, dont Carole Laure, Michel Tremblay, Denise Filiatrault, Jean Duceppe et Luce Guilbeault.

À l'époque, les cinéastes réclament en vain depuis 12 ans un encadrement financier assurant la pérennité d'une cinématographie nationale. En 12 jours, leur coup d'éclat change le cours de l'histoire. À peine six mois plus tard, Québec adopte la Loi sur le cinéma et pose les balises de ce qui deviendra éventuellement la SODEC.

Aujourd'hui à 18h, l'Association des réalisateurs et réalisatrices du Québec (ARRQ), qui compte désormais plus de 700 membres (qui travaillent pour la plupart dans le milieu de la télévision), soulignera cet événement fondateur à l'occasion d'une «Manifête», en occupant symboliquement la Cinémathèque québécoise.

«On a voulu souligner cet anniversaire sans faire abstraction du contexte actuel, qui est très difficile», me dit le président de l'ARRQ, le cinéaste Gabriel Pelletier, à propos de cette manifestation à la fois ludique et politique, où sont notamment attendus Denys Arcand, Denise Filiatrault, Carole Laure, Micheline Lanctôt, Jean Pierre Lefebvre, Ricardo Trogi, Catherine Martin, Luc Dionne, et plusieurs membres d'autres syndicats d'artistes représentant quelque 25 000 travailleurs culturels.

Quarante ans après cette occupation historique, bien des combats restent à faire, voire à refaire, pour les réalisateurs québécois.

«Il y a effectivement un parallèle à faire entre 1974 et 2014, dit Gabriel Pelletier, rencontré dans les locaux de l'ARRQ, rue Saint-Hubert. Il y a une frustration à constater que la culture n'est pas au programme des gouvernements. On a été frappé par des coupes successives. On réclamait un financement adéquat en 74. On réclame la même chose en 2014!»

Le syndicat des réalisateurs souhaite en particulier des investissements accrus du gouvernement québécois dans le contenu destiné aux plateformes numériques, pour lesquelles les artisans travaillent souvent en deçà des conditions minimales de l'industrie, sans profiter de la protection d'une entente collective.

«Le web a complètement changé la donne, constate Gabriel Pelletier. Les auditoires et les revenus publicitaires de la télévision traditionnelle sont en baisse, au profit de productions web qui sont sous-financées. Ce qui fait que les gens travaillent pour presque rien! On s'est battus depuis 40 ans pour que les gens puissent gagner leur vie en cinéma et en télévision. Arrive le web et il faut recommencer à zéro.»

La Loi sur le statut de l'artiste, qui existe depuis 25 ans, n'est malheureusement pas bien respectée, regrette la directrice générale de l'ARRQ, Caroline Fortier. «C'est le syndrome de la carte de visite perpétuelle pendant les 10 ou 15 premières années de la carrière d'un réalisateur, dit-elle. Le Klondike du web, c'est un leurre.»

Il n'y a d'ailleurs pas que dans la production web que les conditions de travail se détériorent. En télévision traditionnelle, qui reste la vache à lait de l'industrie, on fait constamment «plus avec moins», favorisant un cercle vicieux qui ne profite à personne, sinon à quelques câblodistributeurs comme Bell et Vidéotron.

Les moyens de production, les tarifs des artisans et les jours de tournage sont à la baisse depuis des années. On tourne les téléséries à l'épaule, dans des décors contemporains parce que cela coûte moins cher, les budgets ayant fondu pratiquement de moitié depuis 20 ans. «Le miracle devient la norme, constate Gabriel Pelletier. Il y a une explosion d'écrans; mais on dirait que plus il y a d'écrans, moins on a d'argent!»

L'ARRQ réclame que ses membres soient rémunérés équitablement pour leur travail. Ce qui semble pour le moins raisonnable. Malheureusement, alors que les gouvernements fédéral et provincial exigent de chacun sa «juste part» - sans tenir compte de la différence fondamentale entre un artiste et un fabricant de saucisses, ni des conséquences à long terme sur une société -, «l'exception culturelle» semble émouvoir bien peu de gens.

Dans ce contexte, les réalisateurs sont non seulement inquiets des récentes coupes du gouvernement Harper à Téléfilm Canada, à l'ONF et à Radio-Canada, mais ils s'inquiètent aussi des conséquences d'une éventuelle déréglementation envisagée actuellement par le CRTC.

«L'édifice du contenu canadien va s'écrouler si, comme le veut la logique du gouvernement Harper, le consommateur est roi», dit Gabriel Pelletier, qui souhaite que les fournisseurs d'accès internet, ainsi que les services d'abonnement comme Netflix, réinvestissent une partie de leurs profits dans les contenus canadiens.

L'ARRQ se désole par ailleurs du désengagement du gouvernement Couillard en matière de culture, dont les plus récentes manifestations sont les coupes dans les crédits d'impôt au cinéma et à la télévision. D'autres compressions sont manifestement à prévoir en culture de la part de Québec (les rumeurs les plus absurdes concernent Télé-Québec, pilier de l'industrie audiovisuelle nationale).

«Non seulement il ne faut pas couper, dit Gabriel Pelletier, mais il faut réinvestir de toute urgence en culture! La nature a horreur du vide. Si on se retire, les Américains vont prendre toute la place.» C'est un risque qu'il vaut mieux ne pas courir.