Dans un taxi, un jeune homme verbomoteur réfléchit à voix haute aux contours du hasard et du destin. «Et si j'étais resté à l'arrêt d'autobus plutôt que de prendre ce taxi? Peut-être que j'aurais rencontré quelqu'un, que je serais tombé amoureux?» Le chauffeur écoute son soliloque sans trop y prêter attention.

Richard Linklater avait 29 ans lorsqu'il a joué dans la scène d'ouverture de Slacker, une galerie de personnages qui se relaient dans la ville universitaire d'Austin, au Texas. Un film farouchement indépendant et expérimental, réalisé pour deux bouchées de pain (23 000 $), qui a révélé Linklater au monde du cinéma, au tournant des années 90.

Son personnage de baba cool aux cheveux mi-longs, bouillonnant de questionnements philosophiques, est à l'image de ceux qui ont par la suite parsemé sa filmographie. En particulier Céline (Julie Delpy) et Jesse (Ethan Hawke), les amoureux transis de la trilogie des Before, que l'on a connus à Vienne en 1995 dans Before Sunrise, avant de les retrouver à Paris dans Before Sunset (2004) et en Grèce l'an dernier, dans Before Midnight.

Richard Linklater a versé dans bien des genres, avec des résultats variables, creusant le même sillon d'une sobriété dans la mise en scène au service de dialogues souvent truculents. Le cinéaste texan aura 54 ans à la fin du mois. Il en avait 41 lorsqu'il s'est lancé dans son projet le plus ambitieux: filmer, sur une période de 12 ans, à raison de quelques jours par année, les mêmes acteurs, professionnels et non professionnels, afin de témoigner dans une fiction du passage de l'enfance à l'âge adulte.

Présenté samedi au festival Fantasia et à l'affiche vendredi, Boyhood (Jeunesse en version originale sous-titrée en français) est non seulement le meilleur film de Linklater, mais le meilleur film que j'ai vu cette année. Un bijou de 2 h 43, sans le moindre temps mort, où il ne se passe rien d'autre que la vie.

D'autres ont filmé par intermittences, pendant des années, les mêmes personnes ou personnages au cinéma. Que l'on pense au très beau documentaire Anna 6-18 de Nikita Mikhalkov, à la fabuleuse série des Up de Michael Apted ou encore à l'Antoine Doinel de Truffaut, son alter ego interprété par Jean-Pierre Léaud.

Le tour de force de Richard Linklater est d'avoir tiré de cette idée une fiction parfaitement cohérente, d'une rare et prodigieuse fluidité, à la fois profonde, sensible et marquante. Malgré le fait qu'elle a été tournée «en temps réel», par tranches discontinues, avec les mêmes acteurs pendant toutes ces années.

La réussite de son film est telle que l'on en oublie les difficultés inhérentes à ce genre d'entreprise. Les risques de naufrage étaient nombreux. L'acteur amateur qui tient le rôle principal du film, Ellar Coltrane, est aussi à l'aise devant la caméra à 19 ans qu'il l'était à 7 ans, au tout début. Tout comme Lorelei Linklater, la fille du cinéaste, qui interprète sa soeur aînée. Ce n'était pas gagné d'avance. Ils ont quitté l'enfance, traversé l'âge ingrat, devant l'oeil averti d'un cinéaste qui a tout misé sur eux.

Boyhood se révèle une expérience cinématographique remarquable bien au-delà de l'originalité et des particularités de sa fabrication. C'est une oeuvre entière, authentique, qui ne saurait se résumer à une «gimmick». Un film à la fois hors du temps et ancré dans le présent, qui se refuse au pouvoir d'évocation du passé et de l'avneir du cinéma, lui préférant le long fleuve tranquille du temps qui passe. Sans maquillage ni faux-semblants.

Boyhood est un formidable film sur la vie. Ses hauts et ses bas, tous ces clichés qui trouvent leurs racines dans ce qu'il y a de plus vrai. C'est une fiction inspirée par la réalité, par l'actualité du moment, les bouleversements politiques, les guerres réelles ou imaginées, les références culturelles sans cesse changeantes (la bande originale est particulièrement réjouissante). Un récit initiatique tendre et touchant, intime et universel, qui évite l'écueil du sentimentalisme.

À travers le parcours pas si singulier d'un garçon qui devient un homme, Richard Linklater brosse le portrait d'une époque. Avec un sens de l'observation d'une grande acuité - sur la jeunesse, le fait de vieillir, la famille, la parentalité - et une attention particulière à ce qu'il y a de plus trivial dans le quotidien. Il donne un sens aux détails les plus insignifiants, les magnifiant, de manière méticuleuse, précise et brillante.

Il n'y a pas de quête dans Boyhood. Pas de trame narrative ni de rebondissements renversants. Il y a le passage du temps, source d'événements pour la plupart anodins, qui forment ce portrait fascinant. Celui d'un garçon, Mason, entouré de sa famille, sa soeur et ses parents divorcés. Son père (Ethan Hawke), adolescent attardé et musicien raté, tente de renouer avec lui. Sa mère (Patricia Arquette), malgré un parcours tortueux et des choix douteux, essaie de l'élever du mieux qu'elle peut.

Mason aura à subir bien des déménagements, des beaux-pères pas toujours sympathiques, différents camarades de classe parfois intimidants. À souffrir les peines insoupçonnées de ses premiers émois amoureux. À composer avec la désillusion, à refaire le monde, à rêver de tous les possibles. À faire des choix, parfois difficiles, qui dicteront son avenir.

Linklater observe son parcours et celui des autres personnages sans prêcher, sans a priori, sans condescendance. Dans une scène où Mason rencontre les parents de la nouvelle compagne de son père, des paysans aux valeurs conservatrices, profondément religieux, sans doute membres de la NRA, le cinéaste réussit à nous transmettre son affection pour les gens de tous les horizons.

Il aurait pu verser dans le cynisme, le sarcasme, l'humour noir. Il témoigne plutôt de manière subtile du quotidien de ce qui pourrait être n'importe quelle famille américaine (ou québécoise). Avec une mise en scène sans esbroufe, d'un réalisme confondant.

Dans l'oeil de Linklater, ces personnages ne sont plus des personnages, mais des personnes à part entière que l'on a vues grandir sous nos yeux, en condensé. Dans la dernière scène de son film, Mason, 19 ans, se repose après une randonnée dans le désert avec une jeune femme qu'il vient de rencontrer à la résidence universitaire. «On dit souvent qu'il faut saisir le moment, dit-elle. Mais parfois, c'est le moment qui nous saisit.» Boyhood est l'un de ces moments.