Elle portait des souliers Converse. Elle souriait beaucoup, le regard pétillant, l'esprit vif, d'un optimisme à tout crin. Elle aimait la musique plus que tout. Celle de Beethoven, se plaisait-elle à dire, était sa religion. Sa principale source d'espoir.

Alice Herz-Sommer est morte dimanche, à l'âge de 110 ans. Elle était non seulement la plus vieille pianiste du monde, mais la plus vieille survivante connue de l'Holocauste.

Dimanche prochain, un film lumineux qui lui est consacré concourra pour l'Oscar du meilleur court métrage documentaire. The Lady in Number 6: Music Saved My Life, présenté le week-end dernier aux Rendez-vous du cinéma québécois - ainsi que jusqu'à jeudi au Cinéma du Parc -, a été réalisé par le Montréalais Malcolm Clarke.

«Elle était fascinée par les gens, c'est ce qui la rendait si vive intellectuellement, dit le cinéaste, joint hier à San Diego, où il tourne son prochain film. Elle était ravie par l'attention obtenue par le film. C'est tristement ironique qu'elle soit morte une semaine exactement avant la soirée des Oscars. Son legs est précieux.»

Alice Herz est née à Prague en 1903 dans une famille d'intellectuels juifs germanophones, qui fréquentait le milieu des arts, Gustav Mahler et Franz Kafka. Elle était déjà une pianiste accomplie et respectée en Europe de l'Est lorsqu'elle fut envoyée, à 39 ans, au camp de concentration de Theresienstadt, en République tchèque, avec son fils de 5 ans, Raphaël.

Son père et sa mère l'avaient précédée dans les camps de la mort, comme son mari violoniste, Léopold Sommer, envoyé à Dachau. Alice et son fils ont eu plus de chance. Ils comptent parmi les quelque 20 000 personnes qui ont pu être libérées d'Auschwitz par l'armée soviétique en 1945.

Les années précédentes, ils avaient été emprisonnés à Theresienstadt, où ils ont été littéralement «sauvés par la musique». Dans ce camp où l'on a déporté de nombreux artistes et intellectuels, les nazis tournaient des films de propagande afin de faire la démonstration qu'Hitler ne maltraitait pas les Juifs.

Malcolm Clarke, nommé quatre fois aux Oscars et lauréat de la prestigieuse statuette en 1989 pour le documentaire You Don't Have to Die, a justement réalisé en 2003 un film (Prisoner of Paradise) sur Kurt Gerron, cinéaste juif contraint par le IIIe Reich à tourner ces images propagandistes. Parmi celles-ci se trouve une séquence où Raphaël, le fils d'Alice Herz-Sommer, chante Brundibar, le célèbre opéra créé par le compositeur tchèque Hans Krasa.

«Il s'agit de nouvelles archives, découvertes pendant le tournage de Prisoner of Paradise», me dit le producteur montréalais Frédéric Bohbot, qui travaille depuis quelques années avec Malcolm Clarke, un Britannique installé au Québec depuis 1998. «Il n'y a pas de lien entre les deux projets, précise-t-il. Au départ, Malcolm ne voulait pas tourner un autre film sur l'Holocauste. Mais à la suggestion d'une musicienne, il a rencontré Alice à Londres et a aussitôt tenu à faire ce film.»

Alice Herz-Sommer a donné plus de 100 concerts à Theresienstadt avant son transfert à Auschwitz. Elle y a interprété, de mémoire, toutes les Études de Chopin. «Je me disais que si je pouvais jouer, ce ne pouvait pas être si terrible», dit-elle dans ce film tourné pendant une semaine, en 2010, dans son appartement londonien, où elle habitait seule.

«L'entendre jouer dans les camps était un soutien moral incroyable, dit une amie actrice qui l'a connue à Theresienstadt et qui était à son chevet jusqu'à sa mort. Ce n'était pas du divertissement, comme certains l'ont prétendu. C'était beaucoup plus profond que ça. Nous savions comme les Allemands que nous étions condamnés à mort. Nous dansions sous la potence.»

The Lady in Number 6 traduit de manière fascinante et inspirante l'état d'esprit de cette femme hors du commun qui a survécu à l'horreur et qui en est ressortie plus forte. Une survivante pour qui, malgré les obstacles et les tragédies, la vie vaut la peine d'être vécue, chérie et appréciée.

«Tous les jours, la vie est belle. Tous les jours. Il y a de la beauté même dans le mal», dit-elle dans ce documentaire de 38 minutes. S'en est-elle convaincue par instinct de survie, par abnégation, par extrême mansuétude? On aimerait partager le centième de son optimisme. Malgré ce qu'elle a souffert, elle disait n'entretenir aucune rancoeur envers les Allemands, qui nous ont offert la musique de Brahms, de Bach et de Schubert.

«Elle avait une joie de vivre extraordinaire, dit le producteur Frédéric Bohbot. Elle savait trouver de la beauté dans les pires situations. Plein de gens cherchent une forme d'illumination, de paix intérieure, dans des voyages en Inde ou dans la religion. Elle avait cela en elle depuis la naissance.»

Alice Herz-Sommer croyait au pouvoir guérisseur, régénérateur et rajeunissant de la musique. Elle en était la preuve émouvante et éloquente. «Mon monde, c'est la musique; je ne suis intéressée par rien d'autre, confiait-elle à Malcolm Clarke. La musique me rend heureuse. En fait, je suis heureuse même sans musique. Seulement penser à la musique me rend heureuse.»

Après la guerre, Alice est retournée habiter brièvement à Prague avant de rejoindre sa soeur à Jérusalem. Elle y a vécu jusqu'en 1986, avant de s'installer à Londres auprès de la famille de son fils, devenu violoncelliste professionnel (et mort subitement en 2001, en tournée en Israël).

Elle ne parvint jamais à refaire carrière comme pianiste, mais continua d'enseigner et de jouer de la musique jusqu'à la fin de ses jours. Ses Converse aux pieds, le sourire aux lèvres, le regard pétillant. En puisant l'espoir dans les notes de Beethoven.

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