Avant même que La vie d'Adèle, film génial et sulfureux d'Abdellatif Kechiche, n'obtienne la Palme d'or au Festival de Cannes, il suscitait déjà la controverse. Des techniciens mécontents se sont plaints, le jour même de sa projection en compétition officielle, du climat de «harcèlement moral» régnant sur le plateau de tournage.

Puis, au lendemain du sacre de cette histoire d'amour entre deux jeunes femmes, Julie Maroh, auteure de la bande dessinée (Le bleu est une couleur chaude) ayant inspiré le film, y allait de ses propres récriminations. Elle disait regretter de ne pas avoir été invitée sur le plateau, ni remerciée convenablement par le cinéaste au moment de recevoir son prix. Tout en dénonçant cet «étalage brutal et chirurgical, démonstratif et froid de sexe dit lesbien, qui tourne au porn».

Enfin, la semaine dernière, en tournée de promotion aux États-Unis pour le film - qui prendra l'affiche le 9 octobre simultanément au Québec et en France -, ses deux actrices principales ont à leur tour qualifié le tournage d'«horrible». Léa Seydoux ajoutant qu'elle ne tournerait «plus jamais» avec le cinéaste de L'esquive et de La graine et le mulet.

La réponse de Kechiche a été cinglante. Selon lui, les déclarations de l'actrice, nouvelle coqueluche de la presse française, s'expliquent par le fait qu'elle est «née dans le coton» (son grand-père, le milliardaire Jérôme Seydoux, est propriétaire de la célèbre société de production et de distribution de films Pathé).

Hier, tout ce beau monde «à ne pas inviter au même cocktail dînatoire» était de passage à Montréal pour une présentation spéciale de La vie d'Adèle - Chapitres 1 et 2 à l'Impérial. Une dernière escale avant un retour en France manifestement espéré par tous. Je devais rencontrer ensemble le cinéaste et ses actrices. Je les ai plutôt rencontrés séparément. Vous dire comme l'ambiance était à la fête...

Renvoi: Il ne faut donc pas espérer de suite aux chapitres 1 et 2 de La vie d'Adèle, ai-je lancé au cinéaste, en voulant détendre l'atmosphère. «Au contraire, a-t-il répondu. C'est vraiment un personnage que j'ai envie de suivre sur une vie. Il y a longtemps que je voulais prendre un personnage comme ça pour en faire un feuilleton, en le retrouvant tous les trois, quatre ou cinq ans.»

Les communications étant ce qu'elles sont entre le cinéaste et ses actrices, j'ai moi-même appris la nouvelle à Adèle Exarchopoulos, 19 ans, révélée par ce film qui porte à dessein son prénom. «Je ne savais pas qu'il envisageait une suite. Je suis toujours partante.» La semaine dernière, elle laissait pourtant entendre à un journaliste du Daily Beast, aux États-Unis, qu'elle ne tournerait probablement plus avec Kechiche.

«Si je te raconte l'histoire qui a créé ce bordel, tu vas mourir de rire, me dit-elle. J'ai lu des trucs de oufs!» Quel bilan tire-t-elle de la polémique des derniers jours? «Qu'il faut mesurer ses mots parce qu'ils peuvent être déformés. C'est dommage que ç'a ait pris une ampleur aussi négative.»

Les journalistes n'en ont pas rajouté, croit de son côté Léa Seydoux, 28 ans, qui assume ses prises de position, tout en se disant désolée de l'interprétation qui a été donnée à ses propos. «J'ai parlé à Abdel, dit-elle. Je lui ai dit que je ne voulais ni le critiquer, lui, ni dénigrer son travail. J'aime beaucoup ses films.»

Il y a forcément une part de vérité dans toutes ces critiques des méthodes de Kechiche. Il a la réputation d'être dur, d'exiger énormément de ses acteurs. Une scène de sexe très intense, qui fait beaucoup parler depuis Cannes, aurait notamment nécessité 10 jours de tournage. Pour six minutes à l'écran.

«Oui, on a souffert sur le film, c'est vrai, dit Léa Seydoux. Ce n'est pourtant pas un gage de qualité. Qu'on m'inflige une souffrance et qu'elle n'ait pas de sens, c'est ça qui m'a rendue dingue. Ce n'est pas parce qu'on dit des choses humiliantes que mon travail va être meilleur. J'ai voulu faire ce film et je savais que ça allait être dur, mais je me suis sentie démunie. Devant un metteur en scène qui a tout le pouvoir, il faut qu'il y ait un minimum de règles...»

Elle prend le soin d'ajouter, pour être bien comprise, qu'il s'agit d'un point de vue très personnel, propre à son tempérament d'actrice: «Je ne suis pas le genre d'actrice dont on va sortir le meilleur en l'épuisant, en lui disant des trucs durs et méchants. C'est différent pour Adèle je crois.»

Je fais valoir à Abdel Kechiche que la polémique entourant la sortie deLa vie d'Adèle risque ironiquement de nourrir, à terme, le mythe du film. «Il y a un moment où on est rassasié! , répond-il en riant. Par politesse, on va dire que tout ça est très bon et très nourrissant pour la santé... D'un point de vue sociologique, je vis quelque chose de très intéressant. Ce n'est pas de la paranoïa, mais je sais à qui profite tout ça. Je sais qui manipule tout ça. Il y a des gens qui ont intérêt à transformer un mécontentement ou une frustration en crime. Il y a des gens qui sont dans l'ombre de tout ça, parce qu'ils ont des intérêts que, selon eux, je menace.»

Il reste volontairement sibyllin. Que menace-t-il? Un statu quo, des traditions, une manière de faire du cinéma français? «Pour certains oui, dit-il. Heureusement, pour d'autres, je suis quelqu'un qui revivifie le cinéma français. Mais pour certains, que je connais, qui ont une mainmise sur le cinéma français, je présente une menace.» [Il précise à son tour, pour ne pas envenimer la situation, qu'il ne fait pas référence à Jérôme Seydoux.]

D'un côté, un cinéaste génial et torturé qui se sent persécuté. De l'autre, une actrice en pleine ascension qui n'a pas envie de se taire. Entre les deux, une jeune actrice prise en étau entre le cinéaste qui l'a révélée et une star devenue son amie, qui se dit qu'elle aurait peut-être mieux fait de se taire...

Vous ne croyez quand même pas que cette Palme d'or était une malédiction? , que je demande à Kechiche. «Euh...» Il hésite et réfléchit, en fixant le sol très longuement [près d'une minute]. «Une épreuve!»