Ils étaient environ 70, dimanche après-midi, à manifester sous la pluie devant la librairie Renaud-Bray de la rue Saint-Denis. Au soutien de Philippe Béha, l'illustrateur de plus de 150 livres jeunesse, dont ceux des auteurs Henriette Major, Dominique Demers, Louis Émond, Gilles Tibo et Robert Soulières.

À l'occasion de l'ouverture du Salon du livre de Montréal, où il a reçu le prix Marcel-Couture en compagnie de Louis Émond, Philippe Béha s'est permis de critiquer publiquement Renaud-Bray pour le peu d'espace que la librairie consacre selon lui à la littérature jeunesse québécoise.

À la succursale de la Place Ville-Marie, l'illustrateur dit n'avoir trouvé qu'«un rack où il était écrit Québec-Canada avec quatre ou cinq livres d'ici, des livres de Toronto et plein de Walt Disney». Mon collègue Daniel Lemay, qui a rapporté cette histoire dans nos pages, a recueilli sur place la réaction du président-directeur général de Renaud-Bray. «C'est une attaque un peu pathétique de la part d'un jaloux ou d'un frustré qui n'a pas trouvé son livre chez nous un dimanche matin», a déclaré Blaise Renaud.

Le jeune pdg (28 ans) de la plus grande librairie francophone d'Amérique n'avait pas dit son dernier mot. Après s'être engueulé vertement avec Philippe Béha - les deux hommes ont failli en venir aux coups, selon les témoins -, Blaise Renaud aurait menacé de retirer les livres de l'illustrateur de ses rayons.

«Je ne donnerai pas d'espace privilégié, qui me coûte le gros prix au pied carré, à quelqu'un qui me discrédite publiquement», a-t-il confié à Daniel Lemay. Une atteinte à la liberté d'expression? On dirait bien. Une menace de représailles contre quiconque ose le critiquer? Ce ne saurait être plus clair. Si vous êtes auteur et que vous espérez vendre des livres chez Renaud-Bray, vous avez intérêt à flatter l'entreprise dans le sens du poil.

En laissant planer le spectre de la censure, Blaise Renaud, qui n'en est pas à ses premières frasques, fait de nouveau la démonstration de son immaturité et de son arrogance, remarquent tous les gens du milieu de l'édition à qui j'ai parlé depuis l'incident.

Renaud, qui a hérité à 26 ans des rênes de l'entreprise fondée par son père en 1965, a beau avoir un bon «sens du livre» et des idées intéressantes pour l'avenir de ses librairies, il semble particulièrement peu doué pour les relations humaines.

Pierre Renaud, le cofondateur de Renaud-Bray, reste une figure très respectée dans le milieu du livre au Québec. On ne peut en dire autant, malheureusement, de son fils. Plusieurs regrettent sa manie de se mettre à dos les gens, à commencer par ses employés, en tentant de les mettre au pas.

En coulisse bruissent depuis quelques années toutes sortes d'histoires peu flatteuses sur ce fils à papa belliqueux. Personne n'ose rien dire officiellement. Le prix à payer est trop grand (comme dirait Pagliaro). Un éditeur montréalais a vu le collant «Coup de coeur» retiré d'un de ses livres, peu de temps après qu'il eut diffusé, sur les médias sociaux, une lettre ouverte du syndicat des employés de la librairie critiquant Renaud-Bray.

Le monsieur, manifestement, tolère mal la critique. Aussi, l'essence de cette plus récente polémique tient surtout, il semble, à la personnalité de Blaise Renaud, qui s'est appliqué avec soin, depuis quelques jours, à jouer les vierges offensées. «En aucun temps Renaud-Bray n'a voulu appliquer de mesures défavorables à Philippe Béha», a déclaré l'entreprise par voie de communiqué. «Loin de moi l'idée de vouloir priver notre clientèle de l'accès aux livres de cet auteur», a ajouté Blaise Renaud. C'est clair...

Blaise Renaud, prétendent ses détracteurs, dit tout haut ce qu'il pratique tout bas. Le cas de Philippe Béha, dit-on, a surtout ceci de particulier, il a été publicisé. La mise à l'écart de certains auteurs ou éditeurs se fait fréquemment dans le monde du livre, de manière plus insidieuse. D'autres sont récompensés et mis en évidence, en échange de considérations pécuniaires. L'espace dans certains catalogues est monnayé, par exemple, pour promouvoir les ventes de titres de certains éditeurs.

Cela dit, Renaud-Bray, la plus importante librairie francophone sur le continent avec ses 28 succursales, défend assez bien, de l'avis général, la littérature québécoise. La littérature jeunesse pose problème, semble-t-il, en raison du nombre très élevé de titres publiés. «La quantité étourdissante de titres nuit à tout le monde. Il est impossible de bien en faire la promotion», m'a confié un éditeur.

Blaise Renaud se soucie peu des doléances du monde de l'édition jeunesse, comme il l'a démontré à mon collègue. Pour justifier ses menaces de censure, il brandit l'argument, simpliste, de l'entreprise privée. C'est oublier, volontairement, que Renaud-Bray a déjà été sauvée des eaux troubles grâce à des investissements publics.

Blaise Renaud a péché par excès d'orgueil. Il aurait mieux fait de s'excuser, plutôt que de tenter en vain de se justifier. Espérons qu'il tirera de cet épisode gênant une leçon d'humilité.