C'était hier matin chez Catherine Perrin, à la Première Chaîne de Radio-Canada. Une émission diffusée exceptionnellement du Théâtre du Nouveau Monde, afin de souligner le passage du comédien et metteur en scène Patrice Chéreau, qui y livre ces jours-ci, avec une intensité remarquable, un texte sombre et déroutant de Pierre Guyotat sur la dépression.

L'animatrice avait réuni, pour se livrer à l'exercice des «États généraux sur la culture», Lorraine Pintal du TNM, Stéphane Baillargeon du Devoir, Gilbert Rozon de Juste pour rire, le comédien Émile Proulx-Cloutier et l'animateur Éric Duhaime de Radio X.

La question posée comme prémisse à la discussion: «À quoi ça sert, un artiste?» À laquelle j'aurais répondu par une autre question: les artistes doivent-ils servir à quelque chose? Émile Proulx-Cloutier a répondu aux deux questions, en réfutant quelques arguments comptables d'Éric Duhaime.

Éric Duhaime, pour ceux qui ne le savent pas, n'est pas un artiste. Il l'a précisé hier. Cet antisyndicaliste profite néanmoins des acquis (cachets minimums garantis, droits de rediffusion, assurances, etc.) de l'Union des artistes, à titre d'invité sur des plateaux de télévision.

Cet ancien conseiller politique de Mario Dumont et de Stockwell Day est devenu, en très peu de temps, le porte-étendard d'une certaine idée de la droite, à tendance libertaire, dans les médias québécois. Je ne saurais dire pourquoi. Parce qu'il a, malgré des idées peu nuancées, une voix posée? Parce qu'il carbure à l'exagération (il accuse le ministère de la Culture, qui fête ses 50 ans, de «soviétiser» les arts)? Parce que le Québec serait, curieusement, en manque de polémistes?

Je ne sais pas. Toujours est-il qu'il y a cinq ans, Éric Duhaime, qui n'est pas jeune, n'existait pas médiatiquement. Et qu'aujourd'hui, il est de toutes les tribunes. Ce qui ne l'empêche pas de se plaindre partout que ses idées ne sont entendues nulle part.

Éric Duhaime, donc, se retrouvait hier à la radio publique, pour nous resservir son discours sclérosé sur l'échec de l'État-providence, en l'adaptant (si peu) à la culture. Ainsi, pour M. Duhaime, tout le monde et son voisin a le potentiel d'être un artiste. Mais seuls les artistes qui s'attirent une «clientèle» idoine méritent de vivre de leur art.

J'utilise le terme «clientèle» à dessein. Éric Duhaime, qui se défend de dénigrer les artistes - tout en les qualifiant de «quémandeurs» de fonds publics, - estime que «s'ils ne sont pas en train de se construire une clientèle», ils sont voués à disparaitre. Ton spectacle, ton livre, ton film n'est pas rentable? Just too bad. Et tant pis pour la poésie.

Dans la logique de non-intervention de l'État que prône Éric Duhaime, dans sa logique absolutiste de l'offre et de la demande érigée sur l'autel du néolibéralisme, cela équivaut à déclarer que si le français est incapable de survivre au Québec sans Charte de la langue française, il ne mérite pas d'exister. Elvis Gratton, sors de ce corps!

«Ça existe des mécènes!» déclare Duhaime, comme s'il venait de trouver une solution durable au problème récurrent du sous-financement de la culture. Misère. S'il ne faut plus compter que sur l'âme charitable de quelques donateurs pour assurer la pérennité de notre culture, aussi bien déclarer faillite illico et fonder une compagnie à numéros en Asie du Sud-Est.

Le clientélisme d'Éric Duhaime, dans tous les sens du terme, sa philosophie de l'État, qu'il estime applicable à toutes les sphères de la société, est absurde dans le contexte culturel. Dans sa logique de rendement économique, il n'y a pas de distinction à faire entre composer une chanson et vendre des chaussettes.

La culture, son rôle comme tissu, comme vecteur identitaire d'une société, n'est pas soluble dans une opération comptable. On ne calcule pas en dollars constants le retour sur un investissement en culture, toutes choses étant pareilles par ailleurs. La richesse culturelle ne se mesure pas. Elle se bâtit, de manière complexe. N'en déplaise à M. Duhaime et à sa vision étriquée et simpliste. Sans investissement public, sans subventions, il n'y aurait pas de cinématographie nationale. Ce n'est pas difficile à comprendre.

Éric Duhaime reproche aux artistes de faire entendre leur voix dans l'arène politique, en appuyant notamment le mouvement des étudiants. Les artistes sont conformistes, ce sont «des moutons» prétend-il, parce qu'ils portent en grand nombre le carré rouge.

C'est l'ironie portée au centième degré. Le héraut du conformisme qui dénature la définition du conformisme. Le conservateur réactionnaire qui se réclame d'une nouvelle contre-culture, en se posant en victime d'un discours «bien-pensant» prétendument dominant, dans un Québec imaginaire gangrené par le communisme. On aura tout entendu.

Éric Duhaime n'incarne pas une nouvelle contre-culture. Il est contre la culture. Ça non plus, ce n'est pas difficile à comprendre.