En 1961, afin de détourner l'attention des critiques assassines inspirées par sa comédie musicale Subways are for Sleeping, le producteur David Merrick eut une idée «géniale». Il parcourut le bottin téléphonique de la ville de New York et trouva sept personnes ayant le même nom que des critiques de théâtre réputés. Il leur soutira, en échange d'on ne sait quoi, des citations vantant les mérites de son spectacle moribond.

Le New York Herald publia la publicité trompeuse de Subways are for Sleeping, plébiscitée par ce qui semblait être la crème de la critique new-yorkaise. Un postier et un vendeur de chaussures, que l'on avait toutes les raisons de confondre pour les critiques du New Yorker et du New York Times, y déclaraient que ce musical raté était «la plus grande réussite du siècle».

Le coup fumant de David Merrick, qui avait attendu la retraite du critique du Times Brook Atkinson (sans homonyme) avant de mettre en oeuvre son subterfuge, fit scandale. Le New York Herald retira illico sa pleine page de publicité et Subways are for Sleeping, moussée par la controverse, fut quitte pour un succès inespéré sur Broadway. La vengeance fut douce au coeur des comédiens. Et tout le «mérite» revint à Merrick.

On trouve de nos jours peu de producteurs aussi peu scrupuleux que ce fameux Merrick. Aujourd'hui, on se contente de citer hors contexte les critiques, pas les noms des critiques. Mais le procédé reste le même. Il découle de la même mauvaise foi. Et se perpétue impunément, malgré les multiples révélations de fraudes intellectuelles.

Je vous parlais encore récemment de ce «journaliste» d'un hebdo du Connecticut, David Manning, créé de toutes pièces par Sony afin de nourrir de commentaires favorables la publicité de films jugés indigestes par l'ensemble de la critique. Lorsque la supercherie a été découverte, Sony a été puni d'une amende dérisoire (l'équivalent de 5$ environ par personne qui avait vu les films encensés par le faux critique).

Le Québec n'est pas étranger au phénomène et connaît son lot d'histoires d'horreur de journalistes ayant fait les frais d'une interprétation plus que libre de leurs critiques par des publicitaires mal intentionnés. L'ami Lussier avait écrit: «ç'aurait pu être un bon thriller»; les gens de TVA Films ont retenu pour la pub: «un bon thriller». Etc., etc. On connaît la chanson. Toujours la même rengaine.

Je vous en reparle cette semaine parce que l'Union européenne vient de se doter de moyens coercitifs afin d'enrayer ce genre de publicité trompeuse. Ce nouveau cadre législatif, qui a notamment été adopté il y a 15 jours en Grande-Bretagne (et qui doit y entrer en vigueur en décembre) pourrait rendre les publicitaires fautifs passibles de peines d'emprisonnement. On dira que des publicitaires menacés de prison, ce n'est pas ce qui manque ces jours-ci. Pour avoir détourné des millions, soit. Pas pour avoir détourné la citation d'un journaliste.

À Londres, où le phénomène du détournement de citations est particulièrement répandu dans le milieu du théâtre, on accueille la nouvelle d'un bon oeil. «Nous n'avons pas besoin de rappeler à nos lecteurs que les lois émanant de l'Union européenne sont souvent ridicules. Alors raison de plus pour applaudir cette réglementation-ci», écrivait récemment Mark Sanderson dans le Daily Telegraph. «Il y aura sans doute un impact sur ceux qui se servent de citations hors contexte pour vendre des billets de spectacle», croit Simon Gorham, un avocat londonien interrogé par The Independent.

D'autres, cependant, questionnent la capacité de l'Union européenne à mettre en oeuvre sa nouvelle politique et ironisent sur la création de «blurbocrates» (fonctionnaires chargés de démasquer les citations dont le sens a été détourné par la publicité). C'est le cas de Kyle Smith, critique de films du New York Post. «Étant donné que pratiquement tous les éditeurs, producteurs de théâtre et studios de cinéma utilisent des citations hors contexte, on peut se demander si l'Union européenne saura générer un nombre suffisant de bureaucrates afin de gérer le nombre de cas litigieux», écrivait-il début juin dans une lettre ouverte au Washington Post.

Au Québec, la Loi sur la protection du consommateur interdit toute représentation fausse ou trompeuse dans la publicité. La loi précise qu'il est interdit de déformer le sens d'une information, d'une opinion ou d'un témoignage dans une publicité, en ne citant qu'un passage avantageux d'un article alors qu'il est négatif dans son ensemble.

Bref, les pratiques de certains producteurs et distributeurs québécois ne sont pas seulement malhonnêtes, mais illégales. Pourtant, sauf erreur, aucun producteur de théâtre ou distributeur de films n'a été poursuivi, ni par un spectateur, ni par un journaliste québécois, parce qu'une critique avait été mal citée dans une publicité. Le public et les critiques, il faut croire, ont d'autres chats à fouetter.

La semaine dernière, je vous racontais l'histoire de ce critique de restaurant Australien, poursuivi avec succès par un restaurateur parce qu'il avait osé dire d'un repas infect qu'il était infect. En théorie, ce même critique, du moins en vertu du droit québécois ou européen, aurait le droit de poursuivre le restaurateur si ce dernier laissait entendre dans sa publicité qu'il a apprécié sa cuisine alors qu'il l'a trouvée infecte. Vous me suivez? Vous me poursuivez?