Depuis mon retour du Festival de Cannes, famille, amis, collègues et lecteurs me posent de façon plutôt insistante une seule et même question: «Cou'donc, est-ce vraiment si pourri?»

Chaque fois, les deux bras m'en tombent. Il est vrai que dans l'ensemble, la critique n'a pas été très enthousiaste à l'égard de L'âge des ténèbres. À ce que je sache, personne n'a toutefois dit ou écrit que le nouveau film de Denys Arcand était un indigeste navet, un ratage aux proportions épiques ou une catastrophe ambulante. D'où vient, alors, cette perception si négative? Pourquoi cette fausse interprétation?

Je n'ai pas de réponse précise à formuler. Quand même, je me dis que nous subissons peut-être aujourd'hui - de façon très perverse - l'un des effets du «préjugé favorable» dont a bénéficié le cinéma québécois pendant des années. À l'époque où les films produits chez nous n'attiraient qu'une poignée de spectateurs, il était en effet de bon ton - je parle ici en terme de généralités - d'«encourager» les productions locales en tournant parfois les coins un peu rond. C'était la fameuse époque du «pour un film québécois, c'est très bon». Cette complaisance n'a évidemment rendu service à personne, le public - échaudé - fuyant alors son cinéma national à grandes enjambées.

Vingt ou 30 ans plus tard, cette perception serait-elle encore si forte qu'elle pervertirait la perception du discours critique dans l'esprit du public? Faut-il comprendre que si la critique québécoise ose exprimer une seule réserve par rapport à un film réalisé par l'un des maîtres du cinéma d'ici, c'est que le film en question est vraiment, mais alors vraiment très mauvais? Misère.

Il faut aussi dire qu'au Québec, l'indice inflationniste est parfois très élevé. Pour fin de comparaison, je me suis amusé à aller voir dans la presse hongkongaise ce qui a été écrit à propos de My Blueberry Nights, le plus récent film de Wong Kar-wai. Le réalisateur de 2046 se trouvait en effet à peu près dans la même position que Denys Arcand à Cannes. Son nouveau film, présenté le soir de l'ouverture, a bénéficié d'une large couverture médiatique et fut reçu plutôt sèchement par la presse. Je ne peux évidemment me faire une idée précise de ce qu'on a pu lire en cantonais dans les journaux là-bas (je vais apprendre un jour, promis...), mais les articles rédigés en anglais ne laissaient pas poindre la moindre trace de psychodrame national. Même chose pour les autres vétérans qui, sur la Croisette, n'ont pas offert leur meilleur cru: Tarantino, Kusturica, Van Sant ou Sokourov.

Tout cela pour dire qu'il est tout à fait normal qu'un cinéaste - aussi grand soit-il - ne remporte pas chaque fois la mise. Federico Fellini compte d'innombrables chefs-d'oeuvre dans sa filmographie mais aussi La voce della luna. Certains films de Bergman, Hitchcock ou Truffaut ont parfois été moins chaleureusement accueillis que d'autres. Wong Kar-wai, lui, ne retrouvera probablement jamais la magie qui a fait d'In the Mood for Love un film aussi exceptionnel. De son côté, Denys Arcand a déjà été touché par la grâce à quelques reprises. C'est miraculeux. Que L'âge des ténèbres ne nous ait pas autant enthousiasmé que Le déclin de l'empire américain, Jésus de Montréal ou Les invasions barbares, soit. Cela n'entache d'aucune façon la formidable réputation du cinéaste.

Et je vous prédis même ceci: quand L'âge des ténèbres prendra enfin l'affiche sur nos écrans dans six mois, je suis convaincu que les scribes québécois, ceux qui ont déjà vu le film à Cannes, seront une fois de plus pris à partie. La perception - à tort - est tellement négative présentement qu'on montrera de nouveau du doigt les méchants critiques, ces pisse-vinaigres qui, à en croire certains, se réunissent en comités pour décider de l'orientation de leurs papiers. On dira alors qu'ils fabulaient, qu'ils étaient complètement déconnectés, et que le film «n'est pas si pire que ça». On affirmera probablement aussi - avec raison - que le nouvel opus d'Arcand est plutôt honorable. Le problème, c'est qu'on ne fera alors que répéter avec exactitude ce qui a déjà été dit sur le film.

COURRIEL

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