Ils sont partis le même jour. Un destin ironique pour deux existentialistes qui ont révolutionné le cinéma. Lundi, le septième art a perdu ses deux derniers grands pionniers.

Ingmar Bergman et Michelangelo Antonioni, grands maîtres aux antipodes l'un de l'autre, ont façonné de manière distincte l'une des périodes les plus riches de l'histoire du cinéma, se rejoignant dans leur vision pessimiste de la relation de couple et de sa difficulté à communiquer.

Bergman, l'ermite sondeur des tréfonds de l'âme. Antonioni, l'esthéticien cérébral et subversif. Bergman, l'auteur de génie, austère et littéraire. Antonioni, le poète sensuel et énigmatique, d'une élégance sans précédent. Tous deux ont brossé de la condition humaine un tableau clair-obscur, fascinant d'acuité, en autant d'élégies à la gloire de la femme.

Deux moralistes, l'un plus cosmopolite, l'autre plus traditionaliste, dépositaires de l'âge d'or du cinéma d'auteur. Deux oeuvres parallèles, serties de pépites. Sourires d'une nuit d'été (1955), Le septième sceau (1957), Les fraises sauvages (1957), Persona (1966), Sonate d'automne (1978), Fanny et Alexandre (1982) chez le Suédois. L'avventura (1960), La notte (1961), L'eclisse (1962), Il desserto rosso (1964), Blow-up (1966), The Passenger (1975) chez l'Italien.

«Pour moi, ce sont les deux plus grands maîtres, me confiait cette semaine le professeur Marc Gervais, exégète de l'oeuvre de Bergman et passionné de cinéma italien. L'un a trouvé l'espoir et l'autre pas. Ils étaient existentialistes en cela qu'ils se demandaient s'il y avait un sens à la vie. Du point de vue purement esthétique, Antonioni est selon moi le plus grand de l'histoire. Mais les films de Bergman ont plus d'humanité, plus d'espoir. L'humanisme d'Antonioni semblait né d'une certaine désolation, qui ne laissait pas beaucoup de place à l'espoir.»

Depuis plus de 40 ans, Marc Gervais enseigne à l'Université Concordia. À 77 ans, il continue de transmettre son savoir et son amour du cinéma. L'oeuvre de Bergman, qui lui a inspiré une monographie en 1999 (Ingmar Bergman: Magician and Prophet, McGill-Queen's University Press), est depuis toujours son sujet de prédilection. Il fut l'un des premiers journalistes de l'extérieur de la Suède à interviewer le maître, il y a quelque 35 ans. L'entrevue, dont Gervais conserve un souvenir impérissable, fut diffusée à la radio de la CBC. En préparation de son livre, il s'est rendu à l'île de Faarö (sans toutefois rencontrer Bergman). Il a eu accès à ses archives, sous les auspices du cinéaste, à Stockholm.

Ce n'est que lundi soir, en rentrant de vacances du Maine, que ce vétéran de 40 festivals de Cannes (un exploit souligné par un prix spécial du festival en 2000) a appris que Bergman était mort plusieurs heures auparavant. Il y avait sur son répondeur une vingtaine de messages téléphoniques, la plupart de journalistes qui voulaient l'interviewer. Le Montréalais, référence mondiale en la matière, a été invité il y a quelques années par les studios MGM à faire le commentaire sur DVD de plusieurs des films du Suédois, dont Persona et La honte.

C'est pourtant par le cinéma italien que Marc Gervais s'est fait connaître de l'intelligentsia cinématographique. Père jésuite de vocation, il fut nommé président du jury de l'Office international catholique du cinéma du Festival de Venise, qui accorda en 1968 le prix oecuménique à Teorema, l'oeuvre controversée (mêlant érotisme, homosexualité et spiritualité) de Pier Paolo Pasolini. Cette récompense avait soulevé l'ire du pape Paul VI, qui en exigea l'annulation. Pasolini, vexé, retourna son prix. «L'affaire Teorema», relayée par la presse internationale, valut à Gervais une certaine notoriété et lui inspira un ouvrage de référence sur Pasolini, publié en 1972.

Devenu ami de Pasolini, Marc Gervais a aussi côtoyé Rossellini et Fellini mais n'a rencontré Antonioni qu'une seule fois, brièvement, en compagnie de Besson et de Wyler, à Cannes, en marchant de l'hôtel Carlton vers l'ancien Palais des festivals. «Je lui ai seulement serré la main. Je ne l'ai pas connu comme Bergman, même si j'ai beaucoup enseigné ses films, que j'admire beaucoup.»

Gervais, pressenti pour le rôle du jésuite de The Mission (confié à Jeremy Irons par Roland Joffé), perçoit comme plusieurs autres experts un rapport antinomique entre les oeuvres de Bergman et d'Antonioni. «Le cinéma d'Antonioni est d'une ascèse esthétique d'une pureté inégalée, dit-il. Ses films sont contemplatifs, presque des natures mortes. Ils témoignent d'un monde qui ne vibre plus, dont l'esprit est mort, qui ne mène nulle part. Les films de Bergman, en revanche, même s'ils sont plus traditionnels dans leur traitement, ont une âme qui vibre. Ils éclatent comme les films de Fellini.»

Nostalgique de l'époque où il était plus simple d'approcher les monstres sacrés du cinéma, notamment à Cannes, Marc Gervais voit dans la mort de Bergman et d'Antonioni la fin d'une époque. Une époque qui, selon lui, «constitue l'apothéose du cinéma au niveau artistique et philosophique». On aurait de la difficulté à le contredire.